Lancer de la brique avec ses mots

No 088 - été 2021

Regards féministes

Lancer de la brique avec ses mots

Kharoll-Ann Souffrant

Il y a mille et une façons de militer pour le progrès. Toutes font partie intégrante de la mosaïque foisonnante du changement social. Ces diverses formes de militantisme ne devraient jamais être mises en opposition. 

C’était aux alentours du 8 mars dernier. Une soirée organisée pour la Journée internationale des droits des femmes. J’assistais à une conférence en ligne du Centre Toussaint, institution importante pour la communauté haïtienne de Montréal. On y parlait des grandes femmes de l’histoire d’Haïti, elles qui tendent à être invisibilisées. Cet effacement de leur contribution est ironique, car plusieurs d’entre elles ont pris les armes pour se défendre contre de la colonisation et l’esclavage. Ainsi, elles ont directement contribué à la création de la République d’Haïti, le premier État noir de l’histoire moderne. 

La conférencière de la soirée, Winnie Jay, affirmait, dès les premières minutes de sa présentation, que les femmes d’origine haïtienne de 2021 sont aussi des guerrières et des révolutionnaires lorsqu’elles prennent la parole dans l’espace public pour la justice sociale et l’égalité, ou, en d’autres termes, lorsqu’elles font usage des mots. 

La figure du militant idéal 

Il y a de ces préjugés sur ce qu’on conçoit être la « bonne » façon de faire progresser une société. Dans les sphères militantes au Québec, il y a souvent une hiérarchisation implicite des actions à poser et des manières de mener la lutte, qui se cristallise dans ce que j’appelle la figure idéale du « militant de type A ». Le militant de type A, c’est souvent un homme. Le militant de type A s’implique 80 heures par semaine, au point de ne pas voir ses enfants, sa famille et les personnes qui lui sont les plus chères. Le militant de type A organise des manifestations à n’en plus finir. Le militant de type A est trop souvent malheureux, parce qu’il n’a pas réellement de qualité de vie : il se consacre corps et âme pour une cause plus grande que lui, espérant voir un renversement des inégalités sociales de son vivant. Le militant de type A ne réalise souvent pas qu’il doit déléguer, qu’un changement social s’opère sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Le militant de type A n’a souvent pas conscience qu’il ne fait que mettre une brique à l’édifice du progressisme pour le plus grand nombre, et que c’est déjà beaucoup. 

Il existe plusieurs façons de contribuer au débat public et de faire trembler le statu quo. Dans mon registre à moi, elles sont toutes importantes, nécessaires et valables. J’estime qu’elles ne devraient jamais être hiérarchisées. Il y a de nombreuses manières d’occuper ce qu’on appelle « le terrain ». Il n’y en a pas une qui soit absolument meilleure que toutes les autres. L’important est de trouver celle qui nous sied le mieux et qui met à profit nos forces, intérêts et talents. Loretta J. Ross, grande militante afro-américaine s’étant grandement impliquée dans les luttes pour la justice reproductive aux États-Unis, affirmait que les injustices sociales sont « plates », mais que lutter contre elles ne devrait jamais l’être. 

Les guerrières de lettres 

Les moyens pour se faire entendre ne manquent pas. Certain·e·s scénarisent des documentaires ou produisent des recherches universitaires engagées. Certaines personnes transforment la société à travers des reportages journalistiques mettant en lumière des réalités négligées ou oubliées de nos sociétés contemporaines. Quelques-un·e·s ébranlent les consciences endormies en écrivant des livres. D’autres s’engagent en politique active – cela dit, j’estime qu’on fait de la politique dès que l’on prend parole pour la justice sociale et l’égalité, même si ce n’est pas de manière partisane à l’Assemblée nationale ou à la Chambre des communes. 

Il y a aussi de ces gens qui écrivent des manifestes. Les artistes sont pour moi de grand·e·s révolutionnaires. Leur contribution essentielle à la mémoire culturelle d’un peuple est souvent tenue pour acquise, méprisée, peu reconnue à sa juste valeur. De toujours, les artistes ont été à l’avant-garde et ont jeté un regard lucide sur leur société, quitte à choquer. Quand on est en avance sur son époque, on tend souvent à prendre les premières gifles jusqu’à ce que notre propos, au fil du temps, s’intègre au sens commun. Au Québec, le manifeste du Refus global, publié en 1948, qui dénonçait l’immobilisme de la société québécoise enfermée dans la religion catholique, a été rédigé et porté par des artistes. 

Il y a aussi de ces changements sociaux qui s’opèrent lorsqu’une femme décide courageusement de raconter son histoire, de nommer et de vivre sa vérité à voix haute. Car lorsqu’une femme prend la parole, elle invite toutes celles qui lui ressemblent de près ou de loin à prendre, elles aussi, la parole. 

On peut tout à fait lancer de la brique sur les structures inégalitaires de sa société avec ses mots. Lancer de la brique avec ses mots, cela peut s’avérer risqué, et même dangereux dans certains contextes sociaux, géographiques et politiques. En Haïti, de nombreux intellectuels ont dû fuir le pays parce qu’ils osaient prendre parole. Ils et elles faisaient trembler de rage les puissants avec des lettres et des mots, ce qui n’était pas sans risque de représailles.

Ce fut le cas de Marie Vieux-Chauvet [1], grande femme de lettres et dramaturge, auteure de Amour, colère et folie, livre rédigé en Haïti sous le régime duvaliériste, avec, selon la rumeur, le soutien de Simone de Beauvoir et des éditions Gallimard. Vieux-Chauvet a dû s’exiler à Paris. Plusieurs membres de sa famille avaient soudainement disparu sous « Papa Doc ». C’est qu’Amour, colère et folie jette un regard critique sur la lâcheté de l’élite et des bourgeois qui composent la société haïtienne. Sa famille, exprimant n’avoir jamais eu honte de son esprit de rébellion, écrit dans une nouvelle édition du livre que « Marie Vieux-Chauvet n’a pas été une martyre ou une femme désabusée, elle qui se définissait simplement comme “un élément de la nature”. Les épreuves n’ont fait que renforcer sa disposition à la lutte, sa joie de vivre, sa générosité et l’optimisme qui lui a permis de surmonter l’étouffement de sa plus belle œuvre. [... E] lle fut simplement une femme qui détestait par-dessus tout le cynisme, la veulerie et l’injustice [2]. »

Militante n’est pas mon métier 

Au Québec, le terme « militant·e » est souvent employé de manière péjorative contre toute personne racisée, noire et/ou femme qui manifeste une posture critique dans son travail. On reproche souvent à ces personnes ayant une préoccupation très importante pour la justice sociale de ne pas être objectives, d’avoir un « agenda » ou de ne pas rechercher « la vérité ». Or, le militantisme et la recherche de la vérité ne sont pas deux choses mutuellement exclusives. C’est même une fausse dichotomie que d’opposer ainsi ces deux termes aux ramifications très complexes et pluriformes. La notion d’objectivité a souvent été invoquée, tant dans le monde universitaire que médiatique, contre toute personne qui recherche le progrès social à travers son métier. Inversement, dans les milieux politiques, on reproche plutôt à des communicateur·trice·s, des chercheur·e·s, des intellectuel·le·s, des penseur·euse·s, des écrivain·e·s et des artistes de ne pas être assez « sur le terrain », c’est à dire, de ne pas être suffisamment « militant·e·s », voire de ne pas correspondre à la figure du « militant de type A ». 

Dès que l’on cherche à faire bouger une société, on s’expose aux critiques, aux attaques et remontrances de tout acabit, même de la part nos soi-disant allié·e·s. En fin de compte, le plus important est de rester fidèle à ses valeurs et à soi-même, afin de pouvoir se coucher le soir la conscience tranquille, fière d’avoir ajouté notre petite ou grande brique à l’édifice de nos collectivités. Même si elles et ils risquent de n’être remercié·e·s que dans 50 ans, celles et ceux qui aiment véritablement leur société s’attèlent malgré tout à cette tâche ingrate, mais nécessaire. Les guerrières de lettres font souvent office de véritables chiennes de garde de nos droits, libertés et démocraties – chèrement gagnés, mais jamais acquis. 


[1Voir Catherine Lalonde, « La colère oubliée de Marie Vieux-Chauvet », Le Devoir, 4 juillet 2015. En ligne : www.ledevoir.com/lire/444152/la-colere-oubliee-de-marie-vieux-chauvet

[2Amour, colère et folie, Paris, Éditions Zulma, 2015, p. 7-8.

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