Itinérance à Montréal : Prends garda toi !
Le 20 janvier 2021, la direction de l’Accueil Bonneau abolissait intégralement son service d’intervention de première ligne et plaçait des agent·e·s de sécurité là où des intervenant·e·s qualifié·e·s faisaient leur travail avec passion et engagement. Ces coupures ne sont que la pointe de l’iceberg.
L’approche basée sur la sécurité et la répression est déjà présente dans bien des lieux publics. On embauche de gardien·ne·s de sécurité (bien souvent de la firme GARDA) dans les centres commerciaux, pour vous faire circuler ; dans les salles d’attente des hôpitaux, pour vous tenir tranquilles ; dans certains quartiers, pendant la période touristique, pour s’assurer que vous ne perturbiez pas le bon déroulement des activités et que vous n’entachiez pas l’image de la ville ; dans certaines bibliothèques, pour vous dire de ne pas dormir ni flâner ; dans les installations d’urgence pour personnes en situation d’itinérance pour soi-disant pallier le manque d’intervenant·e·s, etc.
La pandémie à laquelle nous faisons face depuis plus d’un an semble donc avoir fourni une excuse inespérée à certains organismes communautaires pour amorcer eux aussi ce virage drastique vers la sécurité. Ainsi, les agent·e·s de sécurité Garda se sont retrouvé·e·s en plus grand nombre que les intervenant·e·s dans l’ensemble des dispositifs spéciaux mis en place par la ville.
Ceux-ci étaient gérés par les cinq plus gros organismes en itinérance de Montréal : Maison du Père, Old Brewery Mission, Mission Bon Accueil, Armée du Salut et Accueil Bonneau. La demande de ces organismes en matière de sécurité est telle que la firme Garda a même publié une offre d’emploi visant spécifiquement à recruter et à former des agents pour le milieu de l’itinérance !
De leur côté, les différents financeurs publics municipaux et provinciaux ont notamment choisi de venir en aide aux organismes communautaires dans le contexte pandémique par des enveloppes budgétaires spécialement destinées à financer l’entretien ménager et… la sécurité !
De l’accompagnement à la répression
Nous assistons donc à un glissement dans notre vision sociale des populations les plus marginalisées. La personne en situation d’itinérance n’est dorénavant plus un·e citoyen·ne qui a besoin d’une main tendue. Elle est devenue cette personne potentiellement dangereuse à surveiller et contrôler.
Quand les directions d’organismes en itinérance opèrent elles-mêmes ce changement de vision, cela se traduit concrètement par des décisions comme celle de l’Accueil Bonneau, d’abolir l’intervention en première ligne pour la remplacer par de la sécurité. Or, lorsqu’une personne en situation d’itinérance veut se confier à quelqu’un·e pouvant l’accompagner concrètement dans ses démarches, mais qu’elle ne trouve plus en face d’elle qu’un agent Garda, ça fait toute une différence. Imaginez-vous arriver chez le dentiste et trouver un agent du SPVM la fraise à la main : vous pouvez avoir le plus profond respect pour l’uniforme, vous ne la trouverez pas drôle !
Les intervenant·e·s de première ligne sont des professionnel·le·s formé·e·s et qualifié·e·s dans différents domaines de la relation d’aide : la toxicomanie, la santé mentale, la psychologie, la criminologie, etc. Cette pluralité d’expertises est une richesse qui garantit des services adaptés et de qualité aux personnes qui en ont besoin.
Concrètement, notre travail consiste à accueillir les personnes là où elles en sont en leur offrant une écoute attentive pour ainsi évaluer avec elles leurs besoins, leurs désirs et leurs priorités. Il s’agit ensuite de les orienter vers les démarches à entreprendre et vers les ressources appropriées, ainsi que de les accompagner, malgré les rechutes et les écueils qui jalonnent ce parcours du combattant.
L’outil principal de l’intervenant·e pour mener à bien ses différents mandats, c’est le développement d’un lien de confiance avec les personnes qui viennent chercher des services. Les bases de la relation d’aide sont d’accueillir les personnes et leurs souffrances avec respect, empathie et sans jugement. Or, développer ce lien et gagner la confiance d’une personne malmenée par la vie prend du temps. Cela implique que l’intervenant·e démontre qu’elle est une personne repère stable, quels que soient les écueils du parcours vers un mieux-être.
La disparition des intervenant·e·s dans les services de première ligne au profit d’agent·e·s de sécurité est dommageable pour les personnes qui utilisent ces services. Cela revient à les vider complètement de leur dimension personnalisée et professionnelle, pour n’y laisser qu’une gestion froide et rigide de services de base nécessaires à la survie, comme les repas, les douches ou le vestiaire.
Cette déshumanisation pourrait rapidement modifier les rapports que les personnes en situation d’itinérance entretiennent avec les organismes qui sont là pour leur venir en aide. Si elles ne se sentent plus accueillies dans ces ressources, mais plutôt surveillées et indésirables comme dans le reste de l’espace public, certaines pourraient faire le choix de ne plus utiliser même les services de base. Or, lorsqu’elles coupent le lien avec les ressources, les personnes deviennent plus à risque d’éprouver des problèmes de santé, de toxicomanie, de violences ou de surjudiciarisation.
Ainsi, le sentiment de sécurité des personnes vulnérables est aujourd’hui mis de côté au profit d’une sécurité visible visant le contrôle social. Ce changement de vision de l’itinérance et ce virage sécuritaire sont en droite ligne avec d’autres changements de pratiques déjà en place au sein même des organismes spécialisés.
L’approche unidimensionnelle du « Logement d’abord
Depuis quelques années maintenant, les politiques de gestion de l’itinérance sont tournées vers l’approche « Logement d’abord ». Cette approche, développée à Vancouver, consiste à offrir un logement à une personne en situation d’itinérance, ainsi qu’un soutien professionnel pour répondre aux difficultés vécues au fil du parcours vers la stabilité résidentielle.
Cette approche vise ainsi à réduire l’itinérance chronique, celle que l’on voit le plus et qui correspond à l’imagerie populaire de « l’itinérant ». L’itinérance chronique n’est toutefois pas la plus répandue, au contraire. De nombreuses personnes se trouvent en situation d’itinérance cyclique (de la rue aux ressources, puis à un logement instable ou insalubre, en passant par des phases de rétablissement, de rechute et de retours à la rue, et ainsi de suite) ou d’itinérance situationnelle (due à une perte d’emploi, un divorce, une pandémie, et à un manque de ressources ou de réseau social). Face à une telle variété de situations d’itinérance, il est nécessaire de développer une pluralité d’approches permettant de répondre à l’ensemble des besoins et surtout de ne laisser personne sur le bord du chemin.
Malheureusement, les gouvernements semblent vouloir privilégier à tout prix cette approche du « Logement d’abord », et l’on comprend aisément pourquoi : c’est celle qui donne les meilleurs résultats chiffrés ! Par exemple, lorsque la ville de Montréal fait le recensement annuel des personnes en situation d’itinérance, toute personne ayant une adresse fixe ce jour-là n’est pas considérée comme itinérante. Le meilleur moyen de produire des statistiques avantageuses est donc de fournir un logement aux personnes, de les faire rentrer dans une case acceptable pour la société. Cela crée en retour un sentiment social de sécurité, puisque ces personnes ne sont plus à la rue.
Avoir un toit est un droit fondamental pour tout être humain, et il est indéniable qu’il y a encore beaucoup à faire pour que ce droit devienne une réalité pour tou·te·s. Seulement, ce ne sont pas toutes les personnes en situation d’itinérance qui en sont à cette étape de leur parcours. Il ne faut pas non plus oublier que, bien souvent, l’enjeu principal n’est pas de trouver un logement, mais de le garder ! Pour cela, il est nécessaire d’adopter une approche systémique de l’itinérance, de prendre en compte l’ensemble des difficultés vécues et d’offrir des services adaptés, grâce à des approches variées répondant à l’ensemble des besoins des personnes.
À terme, le danger d’une approche unique est de créer deux catégories de personnes en situation d’itinérance : « la bonne », qui veut s’aider et entrer dans les cases, et « la mauvaise », qui ne veut pas s’aider et à qui tout ce que l’on a à proposer, ce sont des services de survie dans un cadre d’une logique sécuritaire, contrôlante et répressive. Voulons-nous vraiment collectivement de cette logique sécuritaire pour faire face à un enjeu social aussi important que l’itinérance ?