Dossier : Cultiver la résistance agricole
Travail et conditions de vie à la ferme : l’envers du décor
L’agriculture est un domaine professionnel trop peu connu de la population québécoise. Pour mieux comprendre les conditions de vie rattachées au métier de fermier et fermière, À bâbord ! s’est entretenu avec trois travailleuses de rang d’Écoute agricole, un organisme communautaire d’écoute et de référence destiné précisément aux agriculteur·trice·s.
De bien des façons, le travail agricole est prenant, notamment à cause des conditions dans lesquelles il doit être mené. On note beaucoup d’isolement chez les agriculteur·trice·s, dû notamment à l’aménagement du territoire rural, qui fait que peu d’habitant·e·s demeurent dans un même secteur. De plus, les longues heures de travail ainsi que la grande difficulté à prendre des vacances ajoutent de l’épuisement à l’isolement des travailleur·euse·s. Le métier de fermier·ère demande une présence constante à la ferme et impose, selon les saisons, énormément de tâches quotidiennes. De fait, selon une étude publiée en 2005 par l’Association canadienne de sécurité agricole, l’agriculture est classée comme l’un des métiers les plus stressants au Canada [1].
C’est à cette réalité difficile que tente de répondre l’organisme communautaire l’Écoute agricole, par le biais du travail de rang. Ce service a été pensé pour rejoindre les agriculteurs et agricultrices dans leur milieu, dans l’objectif de leur fournir une écoute empathique et de les accompagner dans leurs difficultés. Les travailleuses de rang agissent aussi comme pivot entre les agriculteurs et agricultrices et les différents services sociaux et de santé. Leur connaissance fine des gens qui vivent de l’agriculture et de leurs conditions de travail nous permet d’en brosser un portrait précis.
Tensions générationnelles
L’absence de délimitation claire entre le travail et la vie familiale ou personnelle ressort comme un facteur explicatif de plusieurs des difficultés que les travailleuses de rang observent sur le terrain. Puisque le travail prend énormément de place dans le quotidien des agriculteurs et agricultrices, il peut envahir les autres aspects de l’individualité : « Le fait d’être toujours dans ce mode-là [de travail] et de n’avoir jamais de retrait, les gens sont collés sur le problème, ce qui fait que les barrières vont être moins visibles », raconte une intervenante de l’Écoute agricole. La valeur du « travail » est centrale dans la communauté de agriculteur·trice·s.
Cela tend toutefois à changer avec la nouvelle génération de fermiers et fermières. Les travailleuses de rang rencontrées s’entendent pour dire qu’elles notent un désir, chez la nouvelle génération, d’atteindre une meilleure conciliation travail-famille-vie personnelle. Toutefois, ces deux modèles de vie sont en tension, et les agriculteur·trice·s peuvent se sentir coincé·e·s entre les valeurs de leur communauté, axées sur le travail, et les nouvelles valeurs sociales de recherche de conciliation entre le travail et les autres sphères de vie. « Souvent, les plus jeunes ont vu leurs parents travailler intensément et ne pas avoir de vie à l’extérieur de la ferme, et ce n’est pas nécessairement ce qu’ils veulent. Les plus vieux, eux, peuvent avoir l’impression que les plus jeunes ne sont pas travaillants ou qu’ils ne valorisent pas le travail. »
Ces tensions générationnelles se font sentir dans bien des sphères du travail agricole. L’arrivée de nouvelles technologies ou façons de faire crée aussi des frictions entre la nouvelle et l’ancienne génération d’agriculteurs et d’agricultrices. Une grande part des fermier·ère·s de la relève ont eu accès à une éducation spécialisée en agriculture et ont le désir d’appliquer leurs nouveaux savoirs dans leur entreprise. Mais en même temps, les travailleuses de rang rencontrées notent une mise de côté des savoirs expérientiels développés par les plus vieux au terme d’une longue pratique de l’agriculture, s’étendant parfois sur plus de quarante années. Pour elles, la communauté fermière doit trouver un équilibre entre, d’une part, l’apport des nouvelles méthodes et technologies et, d’autre part, la valorisation de l’expertise pratique.
Agriculture et politiques gouvernementales
Les agriculteurs et agricultrices ressentent aussi un manque de considération de la part de la population. « Ils sont confrontés au quotidien à une dévalorisation de leur métier. Ce sont des gens qui travaillent énormément et c’est plus ou moins reconnu. » Ces dernières années, le sentiment de manque de reconnaissance de leur expertise et de leurs efforts pour nourrir la population s’est amplifié sous la pression des mouvements écologiques et antispécistes. « Dans les médias et les réseaux sociaux, ils se sentent accusés et pointés du doigt alors qu’ils déploient énormément d’efforts pour répondre aux normes rigoureuses imposées par le gouvernement. Pour eux, c’est confrontant de recevoir des commentaires comme ça. Ils sont facilement pointés du doigt, à moins qu’ils fassent du bio. À chaque fois [qu’on entend dans les médias] des propos accusateurs envers les agriculteurs, on le voit sur le terrain que ça a un impact. »
Encore ici, les agriculteurs et les agricultrices vivent une tension issue du changement de paradigme dans les discours et les pratiques entourant la production alimentaire. D’un côté, les normes encadrant leur métier sont de plus en plus rigoureuses, au point qu’ils et elles se sentent dépossédés de leurs terres et de leurs savoir-faire. Les mesures et les normes gouvernementales ne sont pas vécues sur le terrain comme des lignes directrices aidantes qui encadrent la production, mais comme des systèmes de surveillance qui ne prennent pas en considération les réalités du terrain. L’ensemble des mesures auxquelles les fermier·ère·s doivent se soumettre (sur le plan de l’environnement, de la qualité des aliments et de la traçabilité, par exemple) changent fréquemment et certaines politiques sont considérées comme nuisibles à la santé financière de leur entreprise. Les travailleuses de rang citent en exemple les changements dans les offres de quotas de lait entraînés par la signature par le Canada de l’accord de libre-échange avec le Mexique et les États-Unis. « Ça a entraîné une dégradation des conditions de travail avec d’énormes impacts financiers. Le quota tombe chambranlant [l’accord a créé une brèche dans le système de la gestion de l’offre, NDLR], affecte le coût de production et affecte leur revenu. Il y a plein de fermes qui ont fermé suite à ces décisions politiques. Il y a encore plein de fermes qui vivent les impacts économiques de ça. » Les agriculteur·trice·s ont parfois la forte impression d’être constamment surveillé·e·s, tout en subissant des décisions politiques allant contre leurs intérêts, ce qui rajoute au sentiment de non-reconnaissance du travail qu’ils et elles réalisent quotidiennement.
De plus, les agriculteurs et agricultrices voient une contradiction entre cette imposition de normes rigoureuses entourant la production de denrées alimentaires et les politiques contrôlant la vente de produits alimentaires sur le territoire québécois. La disponibilité de denrées à bas prix qui ne sont pas produites localement ajoute au sentiment de non-reconnaissance : le respect par les fermiers et fermières du cadre rigoureux imposé sur le territoire québécois ne se reflète pas dans des politiques encourageant l’achat de leurs produits dans les épiceries. Ainsi, soulignent les travailleuses de rang, alors que les discours semblent plutôt poussés vers une demande de produits biologiques et de proximité, une fois en épicerie, les consommateur·trice·s auront tendance à choisir le produit le moins cher sur les étalages : « Le consommateur demande des choses de qualité, le producteur offre des choses de qualité, mais le consommateur achète à bas prix un produit de l’extérieur. Les gens veulent du bio, mais ils ne veulent pas payer pour. Ils demandent des produits locaux, mais à l’épicerie, ils ne regardent pas l’étiquette et achètent le moins cher. »
De plus, bien que les agriculteurs et agricultrices comprennent qu’il existe une demande croissante pour les produits biologiques, les politiques gouvernementales touchant à l’agriculture n’offrent aucun appui pour faciliter cette transition dans les pratiques. La précarité financière attachée à l’exploitation d’une ferme représente un frein certain vers une diversification des pratiques en agriculture, alors que les gouvernements n’offrent pas d’incitatifs concrets favorisant la production et la vente d’aliments locaux.
L’agriculture reste un métier passionnant pour ceux et celles qui le pratiquent, bien qu’il s’agisse d’un travail demandant et non reconnu, réalisé dans des conditions proches de l’isolement. Le domaine est présentement traversé par de nombreux changements : cela entraîne plusieurs tensions entre différentes visions de l’agriculture, mais il est certain, aussi, que cela ouvre la porte à un renouveau dans ce champ professionnel.
[1] Association canadienne de sécurité agricole, National stress and mental survey of Canadian farmers, 2005, 33 p.