Radio-Canada à la dérive

No 088 - été 2021

Culture

Radio-Canada à la dérive

Alain Saulnier

Aller à la dérive, c’est, selon le dictionnaire, « être détourné par le vent et les courants ». À certains égards, Radio-Canada a été détournée de son rôle de diffuseur public « par le vent et les courants » auxquels elle est soumise. Quels sont donc ces courants ?

En janvier dernier, Radio-Canada comparaissait devant le CRTC pour le renouvellement de ses licences. Dans sa présentation, le diffuseur public a insisté sur le fait qu’il lui fallait trouver plus d’argent. Comment ? Plus de revenus publicitaires pour les activités numériques.

La quête d’un financement à tout prix

Depuis plusieurs années, l’incessant besoin d’obtenir plus de revenus teinte toutes les activités de Radio-Canada. Bien entendu, cela découle largement d’un sous-financement provenant du gouvernement. Ainsi, en 2018, une étude du groupe Nordicity [1] précisait que le financement de Radio-Canada par habitant se chiffrait à 34$ par année. Cela classait le Canada au seizième rang des dix-huit grands pays occidentaux. En queue de peloton, on trouve les États-Unis, avec 4 $ par habitant, et en tête, la Suisse, avec 196 $.

Dès lors, il n’est pas étonnant que Radio-Canada doive chercher ailleurs, année après année, près de 40 % de son financement. Toutes les stratégies développées par le diffuseur depuis plus de vingt-cinq ans visent à combler le manque à gagner dans son budget. L’effet pervers d’une telle situation, c’est la pression immense qu’elle fait peser sur l’offre de contenus, qui se retrouve principalement dictée par la recherche de résultats d’écoute et de performance, en quête de recettes publicitaires.

Ce faisant, la programmation de Radio-Canada en vient à s’apparenter de plus en plus à celle des grands réseaux privés qui dépendent essentiellement des revenus publicitaires. Or, l’actuelle Loi sur la radiodiffusion, qui doit être modifiée prochainement, est explicite sur la différence qui doit exister entre les services publics et les entreprises privées de radiodiffusion : « la programmation offerte par ces services devrait à la fois : (i) être innovatrice et compléter celle qui est offerte au grand public, (ii) répondre aux intérêts et goûts de ceux que la programmation offerte au grand public laisse insatisfaits et comprendre des émissions consacrées aux arts et à la culture. » Mais il est plus payant d’offrir davantage de divertissement afin d’obtenir de bons résultats d’écoute et de fréquentation sur toutes les plateformes.

C’est en tout cas la voie choisie par l’actuelle haute direction de Radio-Canada. Pourtant, en 2016, Radio-Canada avait bien proposé d’abandonner la publicité en échange d’un financement public accru. L’accueil du gouvernement et des concurrents avait été plutôt glacial. Aujourd’hui, la direction a écarté un tel scénario, comme on a pu le constater lors des audiences pour le renouvellement des licences de Radio-Canada.

La culture de l’entreprise privée supplante le sens du service public

À l’heure actuelle, la culture dominante au sein de la direction est celle émanant des entreprises privées. Il y a une vingtaine d’années, la plupart des personnes qui obtenaient un poste de direction à Radio-Canada y avaient d’abord œuvré pendant de nombreuses années. Il régnait une culture d’entreprise largement teintée d’un esprit de service public. J’en suis un exemple. Je suis entré à Radio-Canada en 1984. Toute ma vie, comme journaliste, réalisateur, puis à titre de cadre au service de l’information, j’ai toujours été un farouche partisan du service public.

Aujourd’hui, tous les postes de la haute direction sont pourvus par des personnes dont les faits d’armes louangés et recherchés ont d’abord été accomplis au sein d’entreprises privées. On va même jusqu’à préférer ces candidatures, car cela permet d’éviter celles de personnes trop influencées par la culture de service public. Ainsi, le grand patron qui a initié l’opération TANDEM, une formule de publicité cachée sous couvert d’information, provient du groupe TVA et Vidéotron. Il ne s’enfarge de toute évidence pas dans le mandat confié à Radio-Canada par la Loi sur la radiodiffusion.

L’écran protecteur d’une langue et d’une culture

Radio-Canada a joué un rôle considérable pour soutenir et faire rayonner la langue française et la culture québécoise. De fait, le service public occupe une place stratégique lui permettant de contrer l’assimilation. Ne sommes-nous pas toujours une minorité dans cette Amérique du Nord anglo-saxonne ? Or, le service public ne joue plus ce rôle de façon combative sur l’ensemble de ses plateformes.

Prenons un exemple. Une des émissions phares à la télévision de Radio-Canada, En direct de l’univers, ne remplit malheureusement pas son rôle de façon convenable. L’émission diffusée dans le cadre de la grande soirée télé du 31 décembre 2020 était, certes, exceptionnelle : on y a vu défiler d’extraordinaires interprètes et musicien·ne·s. Seul bémol : pour la majorité des performances, les chansons sélectionnées étaient des hits en anglais. Mais pourquoi ?

Pourquoi ne pas célébrer principalement la chanson francophone à Radio-Canada ? Dans une telle situation, comment convaincre les plus jeunes et les nouveaux·elles arrivant·e·s que la chanson francophone en est une de gagnant·e·s et non de perdant·e·s ?

Cependant, il faut tout de même reconnaître que Radio-Canada soutient la production de plusieurs téléséries de grande qualité. C’est, en cela, une vitrine pour notre création audiovisuelle. Cela dit, sans être rabat-joie, on souhaiterait écouter District 31 sans que la demi-heure quotidienne soit amputée d’une dizaine de minutes en publicités.

Un service d’information exceptionnel

Par ailleurs, on ne saisit pas réellement à quel point le service d’information de Radio-Canada est unique, parce qu’à l’abri des pressions de ses propriétaires. Une émission comme Enquête peut s’attaquer à tous les sujets, comme elle l’a par exemple démontré avec son reportage sur l’intouchable homme d’affaires Lino Saputo [2]. Une telle enquête n’aurait sans doute pas été possible dans les médias privés, dont les grands patrons voudront protéger les entreprises qui leur achètent des espaces publicitaires.

C’est une telle forme d’autocensure et de dépendance à l’égard des intérêts économiques que le service public permet d’éviter. Pour reprendre les propos des chercheur·e·s Julia Cagé et Benoît Huet : « L’information est un bien public dont la production doit être confiée à des journalistes disposant d’une véritable indépendance éditoriale, et nous pensons que cette indépendance est possible en adoptant de nouvelles règles [3] ». Or, c’est exactement ce qu’offre déjà le service d’information de Radio-Canada.

Les solutions

Radio-Canada n’est pas un commerce, mais un service public : il doit donc agir comme tel. Il est impératif, tout d’abord, de mettre en œuvre la recommandation no 81 du Rapport Yale [4] à l’effet « d’éliminer graduellement la publicité de tous ses supports de diffusion au cours des cinq prochaines années, en commençant par les contenus de nouvelles [5] ». Éliminer la publicité obligera la direction de Radio-Canada à recentrer son mandat et sa mission et à s’éloigner de ses stratégies mercantiles.

Parallèlement, il faut bien sûr maintenir l’actuel financement à long terme de Patrimoine Canada, mais aussi développer des alternatives de financement. On doit envisager, par exemple, de mettre à contribution les géants numériques comme Google et Facebook en leur imposant des redevances sur les profits publicitaires qu’ils récoltent en faisant circuler les nouvelles sur leurs plateformes. De même, il n’y a jamais eu autant d’écrans sur le marché : les entreprises qui vendent tous ces appareils devraient, elles aussi, contribuer au financement du service public par des redevances. C’est la voie qu’a empruntée la BBC.

Il s’agit donc d’une histoire à suivre. Il y a beaucoup à faire pour contrer les vents et les courants qui ont trop poussé Radio-Canada à la dérive. Il n’est pas trop tard.


[1Comparaison du financement public de la radiodiffusion publique à l’échelle internationale. En ligne : site-cbc.radio-canada.ca/documents/vision/strategy/latest-studies/cbc-psb-government-spending-comparison-fr.pdf

[2« Les trous de mémoire de Lino Saputo », 17 janvier 2020. En ligne : www.youtube.com/watch ?v=5ZOWdCrzKwI

[3L’Information est un bien public, Éditions du Seuil, 2021.

[4Le rapport Yale s’est penché sur l’avenir des lois encadrant les communications au Canada. Pour un tour d’horizon : « Le rapport Yale sous la loupe », Le Devoir, 1er février 2020. En ligne : www.ledevoir.com/culture/572047/un-rapport-sous-la-loupe

[5Pour consulter le rapport : Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications, L’avenir des communications au Canada : le temps d’agir. En ligne : www.ic.gc.ca/eic/site/110.nsf/fra/00012.html

Thèmes de recherche Arts et culture, Médias et journalisme
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