Culture
YouTube, l’archivage en folie
À l’image de notre monde déréglementé, YouTube est en même temps un immense refuge du n’importe quoi, une accumulation étourdissante du meilleur et du pire. Et qui laisse perplexes quelques-uns des milliards de visiteurs et visiteuses qui s’y aventurent.
Première épreuve pour l’internaute qui ouvre une fenêtre sur YouTube : l’omniprésence des publicités. Pas étonnant qu’elles soient abondantes. Ce site est le deuxième plus fréquenté au monde, après Google – à qui il appartient d’ailleurs. Comme il reprend en grande partie des contenus télévisuels, qu’il touche un public ayant une grande familiarité avec la publicité, on pourrait croire que celle-ci se glisse tout naturellement, comme un membre de la famille que l’on a appris à tolérer.
Mais l’apparition de la publicité semble particulièrement démente et désorganisée. Elle surgit de façon aléatoire : omniprésente dans certains documents, totalement absente dans d’autres. Elle arrive de façon impromptue, brutale, contrairement à la télévision, qui respecte une régularité dans ses apparitions et qui la glisse à des moments prévus à cet effet. Le volume sonore y est encore plus élevé qu’à la télévision et parvient même à briser, avec violence et sans gêne, la douce ambiance créée par une musique classique.
Ce problème se règle cependant assez facilement – il en allait peut-être tout simplement de la survie du site. En payant un certain montant, on peut se mettre à l’abri de ces agressions. Ou mieux : plusieurs internautes se munissent de bloqueurs de publicités d’une grande efficacité. C’est alors qu’on peut vraiment apprécier ce site dans ses étonnantes possibilités.
Vraie ou fausse diversité ?
La page d’accueil de YouTube nous donne l’impression d’un site entièrement asservi à l’industrie culturelle étatsunienne. On n’y trouve pas la moindre intention d’éduquer le public, d’attirer l’attention sur des phénomènes marginaux mais dignes d’intérêt, ou d’élever, ne serait-ce que d’un tout petit peu, le niveau culturel. Apparaissent inévitablement à l’écran les bandes-annonces des derniers films de superhéros, les vidéos hypermédiatisés des grandes vedettes de l’heure (Adele, Taylor Swift, Justin Bieber), des blagues d’un goût douteux, les dix meilleurs ou les dix pires de tout ce que vous pouvez imaginer.
Le critère de sélection par excellence est le nombre de visionnements, qui se calcule par millions de clics, dépassant parfois le milliard. Cela crée un important effet d’entraînement, alors que par un effet de surenchère, les documents les plus populaires se trouvent en position d’attirer toujours un plus large public. Si bien que YouTube, remarquable par la diversité des documents rendus disponibles, encourage paradoxalement une sorte d’élimination de cette diversité.
À ce problème aussi, il existe une solution simple. Des algorithmes soigneusement programmés suivent attentivement votre navigation et vous dirigent tout naturellement vers ce que vous aimez. Vous jouissez ainsi de l’avantage d’être guidés vers certaines découvertes. Mais aussi, ces algorithmes procèdent de façon circulaire, vous menant sans cesse dans les mêmes eaux.
Le hasard des découvertes se réduit en vérité considérablement : certes, on se sent protégé de l’inutile et, disons-le, d’une certaine médiocrité. Mais au prix d’une forme d’enfermement. De plus, de nombreux internautes sont réticents à ce que leurs parcours restent imprégnés dans la mémoire de leur ordinateur. Le mode de navigation privée annihile alors en grande partie le travail des algorithmes.
Le royaume de l’irrégularité
Et tant que lieu d’archivage, YouTube est d’une grande irrégularité. Un document précieux que vous avez tant apprécié un jour se trouve absent le lendemain. Et cela parfois sans explication. Mais le plus souvent, on l’a retiré parce que les droits d’auteur n’étaient pas respectés. Cette curieuse plateforme, qui s’alimente de tout ce que les gens ont envie d’y mettre, est donc peu scrupuleuse quand il s’agit de respecter les personnes qui conçoivent les contenus.
Si bien que l’on a souvent l’impression de participer à un jeu du chat et de la souris entre l’usager qui a envie de transmettre un document, et l’artiste déconcerté qui découvre plus ou moins par hasard que l’on diffuse son œuvre sans qu’on lui ait demandé la permission. Règle importante toutefois : la grande majorité des personnes dont les œuvres se retrouvent sur YouTube n’en touchent pas un sou. La multimilliardaire compagnie Google s’en met quant à elle plein les poches. Plusieurs artistes voient leur présence sur YouTube comme une forme de publicité gratuite. Ce qu’ils en retirent n’est toutefois pas assurément mieux que ce qu’ils peuvent perdre.
Cette irrégularité, qui caractérise de façon tellement significative YouTube, on la retrouve aussi sur le plan de la qualité des documents et sur celui de la qualité technique. Par exemple, le site offre une quantité extraordinaire de films de tous genres, tant étatsuniens, indiens, français, italiens, etc. Les cinéphiles en ont pour leur compte.
Ceux-ci ont cependant aussi l’impression d’explorer une poubelle où l’on aurait déversé un nombre invraisemblable de films de série B sans le moindre intérêt. On pourrait alors se dire : oublions tout simplement YouTube comme plateforme pour visionner des films, ça ne vaut pas la peine. Mais dans cette abondance se trouve aussi des films d’une grande qualité, de véritables petits bijoux, qui semble s’être glissés là par erreur, et qu’on ne retrouve nulle part ailleurs (par exemple, Un revenant de Christian-Jaque ou Room at the Top de Jack Clayton). Lorsque vous avez enfin déniché un film qui vous convient, surgit de nouvelles surprises : la qualité de l’image peut être d’impeccable à carrément désastreuse, avec une grande gamme de nuances entre les deux.
Même chose pour la musique. Le répertoire offert est d’une diversité insurpassable, dans le jazz, la musique classique et le vieux rock, par exemple. On y retrouve aussi bien des disques complets que des performances en concert, mais encore là, avec une qualité très variable : parfois la sonorisation est impeccable, mais bien souvent, les pièces s’entendent sans éclat et sans relief.
Se retrouver dans l’abondance
YouTube est muni d’un excellent moteur de recherche. Il s’agit tout simplement de taper le nom de l’artiste et de l’œuvre que vous recherchez pour tomber pile dessus, et cela même en dépit des fautes dans l’écriture des noms. Par contre, il sera difficile d’obtenir de bonnes informations sur ce que vous visionnez. Les erreurs sont nombreuses ; par exemple, un même morceau peut être attribué à deux compositeurs différents. Il est très souvent difficile de connaître le nom des musiciens qui ont contribué à un enregistrement et des détails importants sur un concert qui vous a plu.
La combine parfaite peut consister à aller chercher les informations manquantes sur le site Wikipédia, surtout dans le cas des films et des disques. Mais parfois, les indices pour orienter sa recherche sont si minces qu’on n’y parvient pas. On peut alors avoir recours aux commentaires des usagers que l’on retrouve inévitablement dans la plupart des pages. Ceux-ci demeurent très peu fiables : on y additionne des mots d’une grande banalité, des informations fausses, des paroles peu significatives qui ont tendance, sur les pages que je consulte, à s’exclamer sur la beauté de l’œuvre diffusée.
Tous les écrits ne sont pas cependant aussi inoffensifs et les pages deviennent également une cumulation de commentaires opposés, voire agressifs, plus ou moins bien formulés, dont très peu apportent des informations utiles sur les documents. Et toujours rien qui permette de garantir la véracité des données.
Au-delà de tous ces défauts, YouTube reste un outil formidable. Les gourmets néophytes y apprennent à cuisiner, les militants s’y informent des manifestations non couvertes par les grands médias, les musiciens jouent leur répertoire au son de formidables bandes d’accompagnement, les professeurs de français montrent à leurs élèves des évènements majeurs tels la Nuit de la poésie en 1970. Mille autres usages sont encore possibles.
L’écrivain Jorge Luis Borges avait imaginé, dans la nouvelle Le livre de sable, un livre dont le nombre de pages est « exactement infini. Aucune n’est la première page, aucune n’est la dernière ». Peut-être avait-il anticipé la naissance d’Internet, dont YouTube serait l’imprévisible version audiovisuelle. Le personnage de Borges devient littéralement obsédé par ce livre, il est incapable de s’en détacher, et pour se rattacher à la vie, il choisit de l’égarer dans une grande bibliothèque.
Comme tant d’autres, il m’est arrivé de passer des moments interminables à naviguer d’une vidéo à l’autre, incapable de m’arrêter, chaque visionnement ou chaque écoute d’une pièce musicale en appelant un autre. YouTube a un effet addictif indéniable, comme chez Borges, pour le plus grand bonheur de ses usagers, et parfois à ses dépens. On ne peut cependant cacher ce site ni s’en priver, alors qu’on ne cesse de le mentionner un peu partout.
Un YouTube idéal
YouTube est surtout un pur produit de notre monde technologique sur lequel les grandes entreprises transnationales ont une inquiétante mainmise. Seule règne la loi du marché dans toute sa folie et dans son incapacité de structurer et d’organiser la connaissance. L’intérêt de Google est de satisfaire ses actionnaires, d’utiliser pour y arriver de formidables capacités technologiques, tout en s’épuisant le moins possible à contrôler cette hydre aux mille visages que la compagnie a créée (ou plutôt, qu’elle a achetée).
Un site idéal d’archivage de documents audiovisuels serait bien différent. Il exclurait d’emblée la publicité. Il respecterait méticuleusement les droits d’auteur. Il aurait une importante fonction éducative et guiderait ses usagers sur de bons produits d’une grande diversité, quitte à être moins populaires. Il assurerait une qualité technique minimale et nettement plus uniformisée de ses documents. Il ne serait peut-être pas entièrement gratuit. Son financement serait de préférence public, ce qui, étant donné sa dimension internationale, forcerait probablement à concevoir une fiscalité internationale. Chose assurée, le premier geste serait de le sortir des griffes de compagnies transnationales avides de profits.
Certains tentent d’offrir d’autres sites d’archivage conçus selon des principes différents, proposant notamment une plus grande rigueur dans la présentation des documents. Il faut louer ces efforts et souhaiter qu’ils puissent croître de façon satisfaisante. Mais très peu arrivent actuellement à la cheville de YouTube pour la quantité des documents disponibles, alors que d’autres sites, comme DailyMotion, tentent plutôt d’imiter ce modèle en accumulant les mêmes défauts.