Dossier en ligne : AB ! au Forum social mondial 2016
Les médias libres face aux intérêts commerciaux
Compte-rendu du panel « Défis des médias libres dans un environnement multi-plateforme et numérique » (Forum mondial des médias libres)
Le thème central abordé lors de ce panel était la lutte pour les médias libres
dans un contexte où les moyens de communication sont essentiellement
contrôlés par les géants des télécommunications et d’Internet. Les panélistes étaient Peter Bloom (Rhizomatica, USA/Mexico), Anja Kovacs
(Internet Democracy Project, Inde), Vladimir Garay–Derechos (Digitales,
Creative Commons Chili, Chili) et Mallory Knobel (Association for Progressive Communications, Canada/Kenya).
Le spectre radio est considéré par les gouvernements comme un bien de l’État, avec un statut similaire à celui d’une terre. On peut louer à l’État le droit d’utiliser une portion du spectre radio. Si des corporations disposant d’un grand capital peuvent se permettre de payer pour ce droit (même sans
nécessairement l’exercer par la suite !), il est difficile d’en faire autant
pour les médias libres.
Il en est de même pour Internet : s’il y a des organismes où la société civile
tente d’influencer les politiques publiques concernant Internet – surtout pour
préserver les principes qui en font un espace libre et ouvert, comme la
neutralité d’Internet – leur influence est limitée face au poids des grandes corporations qui veulent des politiques publiques à leur avantage.
Dans les deux cas, le potentiel démocratique de diffusion d’informations
citoyennes s’est graduellement réduit et sur chacun de ces médiums, les grandes corporations décident pour l’essentiel des usages possibles et des contenus accessibles. Si un moyen de collaborer et d’échanger prend de la valeur, le capital finit par en prendre le contrôle.
Un exemple : le cas du zero-rating en Inde. Sous prétexte de permettre
l’accès à Internet à un plus grand nombre d’Indien·ne·s (l’accès à Internet est un enjeu important là-bas), les télécoms ont commencé à offrir des forfaits cellulaires où l’accès Internet est gratuit, mais limité à quelques sites majeurs qui le financent, comme Facebook, Google et Wikipédia. Des campagnes similaires pour augmenter le taux de connexion à Internet utilisant le zero-rating a eu lieu au Brésil et ailleurs. Des groupes critiquent cette pratique, car elle ne donne pas accès à la diversité de contenu qu’un accès sans entrave tel qu’Internet devrait le permettre. Il n’est pas clair que cette pratique soit la bonne manière d’augmenter l’accès à Internet : si celui-ci augmente à l’aide de ces forfaits, c’est surtout parce que les plus pauvres n’ont pas d’autre choix. On crée donc un système à deux vitesses : Internet complet pour les plus riches, quelques plateformes pour les plus pauvres. Il va sans dire que cette pratique, même pour un objectif louable, nuit grandement à l’accès aux médias libres.
On a rapporté la campagne très agressive de Facebook pour maintenir les
forfaits zero-rating. Facebook a taxé d’élitistes les opposant·e·s à ces
forfaits, destinés avant tout aux plus pauvres, détournant ainsi le débat pour
éviter de parler de l’enjeu de l’accès à un Internet libre et ouvert. En plus
de placarder partout dans les pays visés des publicités avec le visage
souriant de Mark Zuckerberg, on a invité les élu·e·s, même le premier
ministre indien, à visiter Facebook à Silicon Valley, et même à y rencontrer
les parents de Zuckerberg ! Facebook s’est assuré d’avoir une très large
couverture journalistique de l’événement, retransmis en Inde. Une campagne similaire a eu au Brésil.
Le contrôle corporatif du contenu risque aussi de s’accroître avec le traité
pour le Partenariat Trans-Pacifique (généralement connu par son acronyme
anglais TPP). Ce traité commercial, négocié secrètement entre 12 pays (dont le Canada) imposera – s’il est ratifié – plusieurs modifications au droit
d’auteur demandées principalement par l’industrie culturelle états-unienne. On sait, grâce aux fuites de brouillons du traité qui ont été publiées par
WikiLeaks, qu’une des modifications au droit d’auteur les plus marquantes
devrait être la durée du droit d’auteur, qui serait pour les pays adhérents au
TPP de la vie du créateur plus 70 ans (20 ans de plus qu’au Canada
présentement). Cela n’aiderait pas vraiment les créateurs ou créatrices (mais les grandes corporations culturelles, oui !) et retrancherait ainsi 20 ans au domaine public.
Un deuxième changement important est prévu : l’imposition aux fournisseurs de services Internet d’un système notice and takedown qui leur impose de retirer tout contenu publié en ligne par un de leurs clients dès qu’un ayant droit prétend qu’il y a violation du droit d’auteur, et ce, sans
supervision juridique. Ce système en place aux États-Unis – une forme de poursuite-bâillon – rend la censure très facile, car il permet de faire retirer du contenu sans qu’un·e juge ait eu à examiner le bien-fondé de la demande. On renverse ainsi le rapport de force : c’est à l’internaute de prouver qu’il avait le droit de publier un contenu s’il veut regagner ce droit, alors que sans ce système, c’est l’inverse.
La société civile n’a pu participer aux négociations de ce traité et l’intérêt
du public (liberté d’expression, éducation, accès au savoir et à la culture,
etc) n’a donc pas été pris en compte. Les différences entre les législations
ont aussi été ignorées. C’est un échec démocratique important.
Le droit d’auteur est abstrait et technique et peu se sentent concerné·e·s par
les projets visant à le modifier. Il faut cependant reconnaitre son influence
de plus en plus directe sur nos vies depuis l’avènement d’Internet : si avant
on pouvait ne jamais avoir à réfléchir au droit d’auteur au cours de sa vie,
plusieurs en ont aujourd’hui une expérience immédiate : elles ou ils ont reçu
des avis de violations par leur fournisseur de service Internet, ont pu voir
des vidéos retirées des plateformes comme YouTube ou Vimeo, etc. On soulignait que lorsqu’on ne prend en compte que les intérêts économiques des corporations culturelles – et que l’on propose des idées pour « combattre le piratage » comme des plateformes de vente de contenus culturels – cela mène à une diminution de la diversité des plateformes et des contenus, et à une diminution de l’accès aux médias libres.
On cherche donc des solutions. Les différentes expériences des intervenant·e·s donnent quelques pistes. Pour la radio, le projet Rhizomatica a décidé d’utiliser une partie du spectre radio pour un projet cellulaire citoyen sans demander de permis. Le gouvernement étant devant un fait accompli, le processus pour obtenir une reconnaissance a été grandement accéléré et a même mené à un changement législatif permettant de prendre possession d’une partie inutilisée du spectre radio. Autre approche : un groupe autochtone de Nouvelle-Zélande a réussi à obtenir une partie du spectre radio en invoquant un traité leur donnant droit à une part des ressources nationales.
Pour le droit d’auteur, il existe maintes idées de réformes alternatives qui
pourraient le rendre plus équitable sans pénaliser les créateurs et créatrices. Une solution proposée est d’augmenter l’implication des militant·e·s pour les médias libres dans les groupes dédiés à la gouvernance d’Internet ou tentant d’influencer via des groupes locaux le développement des politiques de télécommunications. Il est notoire que l’importance de la radio et d’Internet
pour les communautés est un sujet que les représentants corporatifs n’aiment pas.
On a souligné en conclusion à quel point les idéaux démocratiques engendrés par l’arrivée de la radio ou d’Internet se sont éteints. Près de 80% du trafic Internet est destiné à Google, Microsoft et Facebook. Internet est devenu une plateforme de consommation de contenu. Les activistes qui ont imaginé comment utiliser les nouveaux médiums ont vu leurs idées récupérées et développées par des compagnies ayant assez de capital et de contrôle sur des ressources clés (câbles, satellites) pour le faire. Un intervenant dénonçait l’ironie de voir que ces mêmes activistes utilisent maintenant ces plateformes pour diffuser leurs idées ; il sera difficile de gagner sans se débarrasser de Twitter, Facebook, Apple et cie et sans se doter de logiciels libres et des infrastructures nécessaires pour se défaire de l’emprise de ces géants.