Dossier : Gaspésie - Forces vives
Une cimenterie coûteuse et polluante
La scène se passe le 31 janvier 2014 à Port-Daniel-Gascons. La première ministre du Québec d’alors, Pauline Marois, et le président du conglomérat Beaudier, Laurent Beaudoin, annoncent la réalisation d’une cimenterie d’un milliard de dollars, sous les applaudissements nourris d’invités choisis.
Les applaudissements ne suffisant pas, des gens grimpent sur des chaises pour montrer leur bonheur de voir l’aboutissement d’un projet dont on parle depuis 1981.
L’une des personnes juchées est un agent de développement qui dénonçait, dix ans plus tôt, les conséquences de l’échec du projet de modernisation de l’usine papetière Gaspésia, à Chandler, à 30 kilomètres à l’est de là. Ce chantier avait été stoppé le 30 janvier 2004. Piloté par Tembec mais largement financé par des fonds publics, le chantier de l’usine Gaspésia s’était arrêté après un investissement de 312 M$ parce que les travaux, s’ils avaient continué au rythme initial, auraient coûté 200 M$ de plus que les 500 millions budgétés. « Avez-vous pensé à ce qu’on aurait pu faire avec 312 M$, si on avait pu utiliser cet argent dans plusieurs projets de diversification économique ? », avait discrètement demandé en 2004 le même agent de développement saluant en 2014 un projet qui ressemble fort, en concentration de capitaux et de fonds publics, au projet Gaspésia.
Un projet controversé
En quoi consiste cette cimenterie ? Il s’agit d’exploiter le gisement calcaire situé aux limites des arrondissements de Port-Daniel et de Gascons.
Le gisement regroupe 98 % de la matière nécessaire à la production de ciment. Sa proximité avec la mer, à quelques centaines de mètres, en fait un lieu où l’exploitation coûtera significativement moins cher qu’ailleurs puisque le transport maritime est nettement plus modique que le transport terrestre, surtout pour de grands volumes d’un produit à valeur limitée.
La production prévue par le promoteur, Ciment McInnis, firme fondée par Beaudier, se situe à 2,2 millions de tonnes par an. Le chantier, lancé au printemps 2014, devrait être complété à la fin de 2016.
Pour que les fours atteignent les 1 500 degrés Celsius nécessaires à la production de clinker (l’étape menant à l’obtention de poudre de ciment), Ciment McInnis a choisi de brûler surtout du coke de pétrole, un résidu de raffinerie, et du charbon.
Si elle jouit d’un fort appui dans la MRC du Rocher-Percé, l’une des plus défavorisées du Québec économiquement, la future cimenterie est plus controversée quand on s’éloigne. Un mélange de considérations environnementales, citoyennes et économiques attise opposition et inquiétudes.
Ciment McInnis a réussi à convaincre le gouvernement québécois, libéral ou péquiste, qu’une approbation obtenue en 1996, pour un projet deux fois plus petit, était encore valide en 2015. Les paramètres de l’usine n’ont donc pas été examinés par le Bureau d’audiences publiques en environnement (BAPE). N’eut été de pressions constantes pendant huit mois en 2012, Ciment McInnis n’aurait d’ailleurs jamais convoqué d’assemblée publique. La firme de relations publiques National lui recommandait jusque-là de distribuer de l’information sur Internet.
L’information diffusée, surtout à partir de l’automne 2013, reste fragmentaire. Ciment McInnis refuse de publier ses échanges avec la Direction de la santé publique, allant même jusqu’à garder secrètes les questions qui lui ont été posées. L’État québécois cautionne cela.
La cimenterie deviendra pourtant le plus gros émetteur québécois de gaz à effet de serre en vertu de rejets de 1,75 à 2,2 millions de tonnes par an – des données de la compagnie.
Les normes québécoises de surveillance des émissions de cimenterie sont peu contraignantes. Le ministère de l’Environnement n’est tenu de mesurer la composition des gaz sortant des chambres de combustion qu’une fois l’an.
Or, la combustion de coke de pétrole génère du dioxyde de soufre, du monoxyde d’azote et, s’il y a du chlore, des dioxines et des furanes. L’expert Jamal Chaouki, de l’École polytechnique de Montréal, note que le monoxyde d’azote cause les pluies acides, et il n’y a « pas plus salopard » que les dioxines et les furanes, les « pires composants chimiques jamais découverts ».
Ciment McInnis pourrait récupérer une partie de ces polluants, et sa direction dit qu’elle le fera, mais la loi québécoise n’oblige aucune surveillance en continu de la composition des rejets.
Investissement Québec et la Caisse de dépôt et placement du Québec ont allongé des prêts et des participations dans le capital-actions totalisant 450 M$ pour une cimenterie émergeant dans une industrie fonctionnant aux deux tiers de sa capacité. L’éventuelle fermeture de vieilles cimenteries nord-américaines polluantes justifierait ces décisions.
Ciment McInnis créera 153 emplois, une main-d’œuvre embauchée à peu près également par la firme et ses sous-traitants. C’est sous la barre des 400 emplois prévus initialement, et l’ajout d’emplois « indirects et induits » ne comble pas l’écart.
Aurait-on pu faire mieux avec 450 M$ de fonds publics prêtés ou investis dans des entreprises gaspésiennes plus proches d’une nouvelle économie que le ciment ? Il est permis de le penser.Pourquoi n’avoir pas penché vers ce scénario ? Parce que nos gouvernants ne comprennent presque rien aux réalités régionales. Ils sont tentés de frapper de grands coups, refusant de faire l’exercice intellectuel nécessaire.
Au baseball, on dirait que ces gouvernants, quand ils s’éveillent aux régions, visent le grand chelem. Or, il faut remplir les buts avant d’avoir la chance de frapper ce coup, et c’est là que se situe la faillite fréquente de nos dirigeants.