Luttes urbaines à Québec
Quand la géographie s’en mêle
Depuis de nombreuses années, nos villes sont régulièrement piquetées de luttes urbaines de tout acabit. La ville de Québec en a fourni de nombreuses illustrations au fil du temps.
Par exemple, en 1993, des citoyen·ne·s voyaient leur proposition de réorganiser la circulation dans le secteur du Vieux-Québec ridiculisée par le maire L’Allier [1]. Rappelons aussi l’épisode de l’îlot Fleurie qui, à partir de 1991, va porter ombrage au nouvo jardin Saint-Roch. Ou encore le projet citoyen de reconversion de l’ancienne église Saint-Vincent-de-Paul qui fut repoussé du revers de la main lorsque la Ville a permis sa démolition pour faire place à un hôtel ; voilà dix ans que le terrain est vacant. Actuellement, les citoyen·ne·s luttent pour sauvegarder le centre communautaire Durocher (faubourg Saint-Sauveur), tandis que ceux de Sillery cherchent toujours la façon d’empêcher la privatisation des grands domaines ecclésiastiques.
Si plusieurs de nos quartiers furent malmenés, parfois dans une indifférence totale, si plusieurs luttes urbaines furent perdues, d’autres furent gagnées. Mais le furent-elles uniquement en raison d’un rapport de force inégal ? La position géopoique occupée par un groupe peut-elle jouer en faveur (ou non) de ses revendications ? L’arène urbaine est-elle passive devant les forces (économiques ou politiques) ou est-elle en mesure d’infléchir le cours des choses ? Il y a lieu de penser que la position géographique où se déroule une lutte urbaine ou un projet de développement participe de son issue ou de son succès. Ce qui ne veut pas dire que les forces ne parviennent pas, par moment, à nier la géographie ; la position géopolitique est alors réduite au site physique, parce que les acteurs, souvent, ne peuvent pas (ou ne veulent pas) voir au-delà de ses limites.
Comme nous allons l’entrevoir, la géographie a la capacité de s’immiscer dans nos projets de développement comme dans nos luttes urbaines. À ce titre, la ville serait le lieu par excellence où s’exprime le pouvoir, car la localisation des uns a une incidence directe sur la localisation des autres, une localisation qui découle de rivalités pour ce qui est perçu comme étant les « meilleures places » de l’échiquier urbain. Mais comme nos valeurs et nos espérances changent dans le temps et dans l’espace, ce que nous percevons aujourd’hui comme étant les « meilleures places » peut ne plus l’être demain ; cela participe de la dynamique urbaine. Être dans un lieu serait tout sauf anodin dans la mesure où la position que nous occupons pourrait avoir un impact sur qui nous pouvons être.
Quand un centre-ville perd sa centralité
Saint-Roch a émergé dans le dernier tiers du XIXe siècle comme le centre-ville de Québec parce qu’il fut une zone franche, comme Lévis d’ailleurs, dans laquelle se sont engouffrés le commerce et l’industrie ; partout ailleurs, le territoire était occupé par des communautés religieuses. Mais la zone franche devait se dissoudre avec l’émergence de la nouvelle place d’affaires de Sainte-Foy (circa 1950) ; la centralité jusqu’alors associée à Saint-Roch glissait vers l’ouest. Saint-Roch s’est disloqué d’autant plus vite que la Ville de Québec démolissait une partie du faubourg sans contrepartie (la Grande Place ; circa 1970), et ce, en dépit des demandes citoyennes pour sauver leur quartier (Comité de l’aire 10).
Dans les années 1990, et sans vraiment tenir compte des conclusions d’une consultation populaire, dont plusieurs propositions étaient ancrées dans l’esprit du lieu, la Ville de Québec fabriquait de toute pièce une nouvelle centralité pour Saint-Roch. Certes, il était plus que temps d’investir dans ce quartier surnommé plywood city, mais après plus de 300 M$ d’investissement, le résultat évoque à certains égards un îlot en rupture avec son quartier d’accueil, au point où un journaliste a parlé d’une « relance inachevée » (Régys Caron, Journal de Québec). Tenir compte des propositions citoyennes aurait peut-être favorisé une meilleure articulation entre le nouvo et l’ancien Saint-Roch.
Saint-Roch occupe une position dont la mise en valeur est modeste dans la longue durée ; le paysage bâti du faubourg parle de lui-même. Et ceux qui auraient les moyens de mettre l’espace en valeur préfèrent demeurer dans des positions franchement urbaines (Sillery, etc.). La Ville aurait dopé la position du faubourg dans l’espoir de lui redonner une centralité, en dépit de la nature du lieu. La question serait donc la suivante : la dynamique engendrée par les investissements municipaux est-elle conjoncturelle ou va-t-elle s’inscrire dans une perspective de longue durée ? La Ville avait-elle raison de faire de Saint-Roch une « destination », ou fallait-il demeurer attentif aux voix citoyennes ? Seul le temps nous le dira.
De carrière oubliée à champ de bataille
Elle était là depuis toujours, oubliée au cœur d’un quartier ouvrier. Révélée par le prolongement en 1963 du boulevard Saint-Cyrille (aujourd’hui le boul. René-Lévesque) et par la construction de la colline Parlementaire, la carrière Berthelot devint soudainement un terrain à construire désiré de tous. Ici, la lutte a duré pratiquement 50 ans. Là où la carrière aurait dû, vraisemblablement, recevoir un aménagement conforme à l’esprit de la colline Parlementaire et de Place Québec, c’est une coopérative d’habitation qui a été construite (2010) ; voilà qui étonne.
Québec dispose d’un axe monumental – Montréal aussi d’ailleurs – qui se devine dans le paysage par une succession, sur le promontoire, de quartiers chics et de bâtiments monumentaux. Il est l’expression, dans la brique et le mortier, d’une structure qui organise Québec depuis 1660 environ. Le faubourg Saint-Louis a émergé à l’ombre de la Grande Allée, en plein dans cet axe, parce que les terrains s’y trouvant avaient été donnés avec l’obligation de les réserver aux moins nantis. Ce faisant, la Grande Allée a pris la forme d’une mince bande de résidences cossues quand elle aurait pu prendre la forme d’un quartier.
L’aménagement de la colline Parlementaire, en lieu et place du faubourg Saint-Louis, était l’expression d’un État qui héritait de nouvelles responsabilités, occupant non seulement une nouvelle place dans la société, mais s’accaparant une position géographique capable de l’exprimer ; la colline Parlementaire se trouve grandie par le promontoire de Québec. Des centaines de logements du faubourg Saint-Louis furent alors détruits. Mais les projets de rénovation de la haute ville devaient se buter à la résistance du quartier Saint-Jean-Baptiste qui refusait, entre autres, de céder sa place aux bretelles d’autoroutes (plan Vandry-Jobin). Mais la combativité des citoyen·ne·s rencontra un allier inattendu : l’économie ! Une reprise de l’économie dans le dernier tiers des années 1970 amena l’État à mettre un terme à ses programmes de rénovation urbaine [2], sauvant le faubourg d’une destruction certaine. Mais la carrière n’était pas pour autant sauvée.
Le boulevard René-Lévesque se trouve à incarner la discontinuité entre l’axe monumental et les secteurs plus modestes des faubourgs. Aussi, la carrière est derrière cette ligne de front, du côté faubourg. Ainsi, l’économie et la géographie se seraient conjuguées à l’avantage des projets citoyens, favorisant la construction d’une coopérative d’habitation. Sans la lutte citoyenne, la carrière aurait possiblement échappé au faubourg, mais la géographie a donné aux résidents un coup de pouce géopolitique non négligeable.
Une lutte inégale, une géographie influente
A contrario, la qualité d’emblée urbaine de Sillery, doublée de qualités environnementales fortes, a de toute évidence excité les forces économiques au point où elles ont pris ces dernières années les moyens nécessaires pour accaparer les grands domaines ecclésiastiques inscrits dans l’arrondissement historique ; la lutte des citoyens de Sillery a été inégale et elle s’annonce vaine. Ce qui soulève notamment la question du rôle de l’État envers son arrondissement historique.
Il est intéressant de souligner qu’un couvent perdu dans un grand domaine localisé du côté nord du promontoire a également été transformé en condos, mais dans une indifférence quasi totale. Il est plutôt étonnant de voir qu’à domaine ecclésiastique équivalent, la réaction n’a pas été la même, la conversion des domaines de Sillery ayant provoqué une levée de boucliers. Ici, la géographie aurait joué d’influence : outre des qualités environnementales exceptionnelles, les grands domaines de Sillery sont localisés en plein dans l’axe monumental de Québec, tout en jouissant du décret de valeur d’un arrondissement historique. Une conjonction de facteurs géopolitiques aurait ainsi contribué à manipuler les forces en présence.
Pour clore un texte trop court
Nombreux sont les citoyen·ne·s à se rassembler dans diverses associations pour voir au développement de leurs quartiers. Ils donnent leur temps et leur énergie pour concevoir et proposer des projets de développement qui, souvent, recèlent des idées novatrices tout en étant ancrés profondément dans ce que certains nomment l’esprit du lieu ; ils proposent des projets qui, généralement, tiennent compte de la qualité d’occupation d’une position ainsi que de sa dynamique. Être à l’écoute des citoyen·ne·s qui travaillent pour leur ville, c’est peut-être suivre des pistes de développement prometteuses pour les générations à venir. Car si la ville bouge sans cesse, il n’en demeure pas moins qu’elle est marquée par la stabilité d’une organisation qui s’inscrit dans la longue durée. Et cette structure, la plupart du temps, est en mesure de défier nos prétentions. À ce titre, les projets citoyens sont souvent plus proches de cette organisation, et donc plus susceptibles de s’inscrire dans une longue durée parce qu’issus du lieu. Il y a là peut-être une piste pour revisiter le concept de développement durable.
[1] François Hulbert, Essai de géopolitique urbaine et régionale. La comédie urbaine de Québec, Montréal, Méridien, 2e édition, 1994, p. 59-60.
[2] Gilles Ritchot, dossiers 3, 4 et 5 et annexe dans Environnement de qualité et rente foncière, Claude Dubé (sdr), Québec, CRAD, Université Laval, 1981.