Dossier : Gaspésie - Forces vives

Dossier : Gaspésie - Forces vives

Une Gaspésie à rebâtir

Pascal Alain, Jean-François Spain

Avec un taux de chômage au-dessus des 12 % depuis 20 ans (deux fois celui du Québec), un vieillissement démographique marqué, des investissements décroissants, une relance économique de nouveau fondée sur l’économie primaire et le quart des 25-64 ans sans diplôme (deux fois la moyenne québécoise), une question se pose : comment se fait-il qu’une région pourvue de pareilles beautés et richesses collectives navigue toujours de Charybde en Scylla ? Quel maléfice en cimente les perspectives et s’acharne à lui soutirer sa richesse en offrant l’indigence en retour ? Levée d’amarres sur une longue traversée brumeuse.

L’accaparement privé des richesses collectives représente un élément clé de l’historicité régionale. Fondée sur des considérations juridiques des sociétés de droit, l’appropriation privée des richesses publiques révèle les assises du modèle des grands projets écono­miques ayant forgé jusqu’à aujourd’hui le carac­tère historique de la Gaspésie. Statistiquement pauvre, mais regorgeant de richesses collectives. La cimenterie de Port-Daniel, l’industrie touristique, l’exploitation éolienne et celle des hydro­carbures étant les derniers mouvements du modèle extractiviste.

Des communautés au service de la finance ?

Garantissant ce droit de prédation du territoire, l’État génère au propriétaire les caractéristiques paradigmatiques modelant notre rapport aux riches­ses : droit d’usage (usus), de jouir (usufruit) et de disposer de manière exclusive et absolue sa possession (abusus). En octroyant ces caractéristiques à l’exploitation par le capital privé, l’azimut du devenir collectif gaspésien était tiré. Déportée d’elle-même par cette « politique de la moindre auda­ce [1] », n’ayant plus voix au chapitre sinon que pour tracer les contours d’une dignité minimale à travers la dépossession, la Gaspésie reste encore stupéfaite à chaque fin de cycle de ce perpétuel acte. Et les ressources s’épuisent…

Seule la rapidité d’innovation des sciences et technologies rythma un développement voué à l’enchaînement des écueils. C’est l’évidence, l’économie primaire a failli à générer un modèle profitable et soutenable pour les communautés. Encore que cette faillite ne trouve d’écho, notamment par la désintégration des régions dans les médias natio­naux, que pour les rescapés du naufrage : les Gaspésiennes et les Gaspésiens.

L’octroi des parterres forestiers, la prise de contrôle de l’industrie des pêches par le capital anglo-normand, l’accaparement des richesses du sous-sol et aujourd’hui celle des énergies éoliennes et des hydrocarbures, c’est une trajectoire de paupérisation des collectivités qui tient lieu de modèle de développement régional.

Certes, le modèle généra des emplois : prolétariat dépendant d’une logique sur laquelle nous n’eumes et n’avons toujours pas prise. Historiquement, cette logique aura appauvri et appauvrit toujours le Québec et ses régions.

Une économie au service des communautés ?

Des alternatives ont pourtant existé entre 1930 et 1960. En programme économique de développement collectif : la coopérative accompagna la colo­nisation. Bien qu’isolée dans les contreforts de la subsistance et au maintien d’un confort précaire, l’économie coopérative extraira des griffes de la finance et du joug de la dépendance une population évoluant jusqu’alors dans une précarité toujours visible. Grâce à l’aménagement complémentaire et saisonnier des travaux (pêche, forêt, agriculture) et une logique collective de répartition des rentes, le modèle coopératif généra prospérité et stabilité économique en Gaspésie.

Assumant les exigences de leur époque, nos aïeux, ingénieux entrepreneurs, intégrèrent les notions d’une économie soutenable et planifiée dans une logique patrimoniale forte ; celle reconnaissant que terre, forêt et mer ne leur appartiennent pas. Ce legs du passé, ils prirent charge morale et obligation à le conjuguer au futur. Leurs actions faisaient sens et s’incarnaient à travers une éthique et des institutions fortes. Sens partagé sur un horizon temporel n’ayant aucun écho avec le rendement à court terme de l’économie casino axée sur la croissance financière.

Mais l’élite révolutionnaire tranquille, légitimée par l’exigence de la modernité, eu tôt fait d’extraire les navigateurs de cet épisode prospère – considéré comme désuet dès la décennie 1960. Mobilité indi­viduelle et accumulation matérielle obligent, l’employabilité technique devait prendre le relais du rêve évanescent. Relance industrielle et concentration des populations en pôles de services urbains, la fermeture des villages sonnait le glas de l’alternative. Aujourd’hui, l’austérité dilapide les acquis du développement régional et l’abandon de l’économie planifiée, chargée de sens. La globa­lisation et le démantèlement des institutions publi­ques matérialisent l’indigence, n’offrant de récon­fort que dans l’oubli et la négation de soi.

Cette logique extractiviste dépossède et met en demeure les populations de vivre dans la dignité. Antidémocratiques, les grandes orientations entou­rant l’avenir n’appartiennent ni aux communautés ni aux décideurs régionaux. L’ensemble étant par définition à la solde d’intérêts rompus au volume d’exploitation. Les ressources s’épuisent, l’État dételle, les communautés asphyxient.

Après l’effondrement des stocks de poissons de fond, la fermeture des papetières de Chandler (1999) et de New Richmond (2005), la fin du cuivre de Murdochville (2002), la crise forestière s’étirant depuis 2008 et la privatisation frontale des gisements éoliens et des hydrocarbures, la Gaspésie, comme le Québec, cherche des repères pour tracer l’avenir. Depuis 1995, le rapetissement collectif nous coince à l’intérieur de cette logique mortifère.

L’histoire : une arme de réflexion massive

Comment expliquer l’état actuel d’une Gaspésie dont on tend à réduire son apport à la construction socioéconomique et culturelle au Québec moderne ? Comment ne pas concéder la victoire au mythe de Sisyphe ? Comment ne pas donner raison au présent gouvernement québécois qui voit ses régions comme un boulet à traîner, à qui il semble tentant d’appliquer la politique de la terre brûlée ? Contrairement aux légendes urbaines, la Gaspésie n’a pas toujours été à la remorque du reste du Québec.

En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire, nous comprenons que la Gaspésie, fréquentée et habitée depuis près de 10 000 ans par des peuples autochtones, constitue la plus ancien­ne région du Québec. Appropriée par Jacques Cartier au nom du roi de France en juillet 1534, la région est ensuite convoitée par l’Angleterre. La guerre que ces deux puissances se livrent en Europe se répercutera en Amérique : le continent est trop petit pour deux. À l’automne 1760, la Conquête britannique survient. En Gaspésie, les conséquences de la défaite française sont quasi immé­diates. Les eaux de la péninsule s’ouvrent aux anglophones et la carte de la région se redessine.

Les rapports de force, ici comme ailleurs au Québec, se transforment alors au profit des nouveaux conquérants. Anglais, Anglo-normands, loyalistes, Écossais, Irlandais s’amènent en Gaspésie, alors que Mi’gmaqs, Acadiens, Français et Canadiens (français) tentent tant bien que mal de conserver leurs acquis. Un pluriculturalisme naît en cette Gaspésie. Cette mosaïque pluriculturelle, d’ailleurs toujours présente, démontre que la Gaspésie a toujours été ouverte sur le monde, et non pas refermée sur elle-même comme on le laisse croire trop souvent. Ces différentes ethnies se côtoie­ront malgré les barrières religieuses et linguis­tiques, laissant aux anglophones le monopole de la sphère socioéconomique gaspésienne.

Le calme revenu, un chapelet de villages se fonde le long du littoral gaspésien. Les Gaspésiens, autrefois autochtones, sont désormais de toutes origines. Les francophones survivent bien ; ils mangent à leur faim, mais sont à la merci des marchands anglophones et anglo-normands qui dictent la marche à suivre. La pêche est artisanale. Nous sommes encore loin de l’industrialisation de cette activité. La pêche rapportait gros au temps du régime français. Elle rapporte encore plus sous le régime anglais et le régime canadien, qui s’installe par la Confédération de 1867.

C’est l’avènement de celle-ci, dûment réfléchie et manigancée par les Pères de la Confédération, qui vient mettre un terme à cette croissance, alors que le développement du port d’Halifax est privilégié au détriment de celui de Gaspé. En échange de leur entrée dans le pacte confédératif, les Maritimes se voient offrir sur un plateau d’argent un chemin de fer des plus modernes, qui sera livré en 1876. Pour ce qui est de la péninsule, c’est le cas de le dire, elle ratera le train et devra s’armer de patien­ce puisque ce n’est qu’en 1913 que les rails attei­gnent Gaspé !

L’isolement n’est pas un virus créé en laboratoire. Il se développe plutôt à coups de méconnaissance, d’ignorance, d’indifférence… et par des décisions politiques incohérentes, parce que politiques.Au même moment, le tourisme se développe à vive allure. Les gens quittent le bruit et le rythme effréné des grandes villes pour la Gaspésie, qui devient un lieu de villégiature unique. Des bateaux à vapeur accostent le long des quais, laissant débarquer des bourgeois, surtout anglophones, mais de plus en plus francophones, qui séjournent dans nos villes pendant plusieurs semaines. Le train succédera au bateau à vapeur pour transporter ces estivants. Dire que nous n’avons pas vu un train dans les environs depuis l’automne 2014. Quel para­doxe en ce 21e siècle, alors que l’être humain n’a jamais été aussi mobile…

Avant l’arrivée du 20e siècle, la ressource, tant dans le domaine de la pêche que de la forêt, est transformée en région. On expédie sur les marchés extérieurs des produits finis. L’entrée de la Gaspésie dans ce siècle lui fait mal. Elle est témoin pour la première fois de la transformation de ses matières premières à l’extérieur de la région. La Gaspésie allait ainsi connaître l’exode de ses matiè­res premières et de ses matières grises, sa jeunesse, vers les grands centres.

Reconstruire la maison

En ce 21e siècle, la Gaspésie fait face, une fois de plus, à son destin. Qu’en est-il de son apport au déve­loppement socioéconomique du Québec ? A-t-il déjà été reconnu à sa juste valeur ? Dépouillée de ses ressources naturelles traditionnelles (pêche, forêt, mines), envoyées ailleurs pour transformation à partir du 20e siècle, la région tente désormais de retenir ses jeunes dans un Québec qui tend à creuser le fossé séparant les régions des grands centres urbains. Après avoir entendu le gouvernement du Québec annoncer la mort des Conférences régio­nales des élu·e·s, véritables instances régionales de concertation, et des centres locaux de déve­loppement à l’automne 2014, la Gaspésie est en période de convalescence et revendique non seulement sa place dans l’histoire du Québec, mais une véritable solidarité nationale.

Si les histoires militaires sont écrites par les vainqueurs, l’histoire du Québec est trop souvent écrite par les grands centres, occultant ainsi la contribution majeure des régions au développement, à l’évolution et à la diversité du Québec.

L’austérité a fait son nid en région et a fait des petits. Elle a traîné dans ses bagages ce qu’elle traîne partout ailleurs : la division, la méfiance, le doute permanent, l’effritement de nos acquis, le manque de vision, la déstructuration de notre région, le manque de solidarité…

Devant ce saccage, il faudra (encore) se battre. La Gaspésie, avec ses 80 000 habitant·e·s et ses 21 000 km de superficie, devra apprendre à cultiver son indépendance, son autonomie. L’attentisme nous colle à la peau depuis trop longtemps. Nous revendiquons notre droit d’exister. Nous existons. Et nous savons que nous ne sommes pas seuls…


[1L’expression est de Robert Laplante.

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