De « Fight for 15 » à Bernie Sanders
Regain du syndicalisme étatsunien
Avec un taux de syndicalisation d’environ 11 % et des décennies de reculs imposés par des gouvernements acquis à la mondialisation et au néolibéralisme, le mouvement ouvrier étatsunien affichait jusqu’à récemment un portrait plutôt déprimant. Or, les choses pourraient être en train de changer.
L’impressionnante mobilisation autour du salaire minimum à 15 $ de l’heure (« Fight for 15 »), de même que la popularité du candidat aux primaires démocrates Bernie Sanders, envoient en effet un tout autre signal : il se passe quelque chose dans le milieu syndical étatsunien. On pouvait le constater en avril dernier, lors d’une journée de grève contre l’austérité appelée par le vigoureux Chicago Teachers Union (CTU), de même qu’à la conférence bisannuelle de Labor Notes qui se tenait dans la même ville les jours suivants.
Les profs du CTU sont dans une négociation difficile pour leur prochaine convention, mais plus largement, c’est l’ensemble du système d’éducation publique qui est sous attaque. Plusieurs écoles ont déjà dû fermer ; l’Université d’État de Chicago, n’ayant pas reçu de fonds publics depuis neuf mois, pourrait carrément fermer à court terme. Dans tous ces cas, ce sont les communautés déjà marginalisées (afro-américain·e·s, latino-américain·e·s, familles à faible revenu) qui en subissent les conséquences.
« Get up, get down, Chicago is a union town ! »
Voilà l’un des slogans qu’on entendait dans les rues le 1er avril, lors d’une manifestation appelée par le CTU, dans le cadre de leur journée de grève. Rassemblant quelques milliers de personnes, la marche réunissait également des organisations communautaires, des parents, des étudiant·e·s. Comme au Québec, l’heure est à la formation d’alliances contre l’austérité et aux mobilisations qui dépassent le simple enjeu du renouvellement des conventions collectives.
Le CTU s’était déjà illustré en 2012 par une grève très dynamique qui a marqué l’imaginaire des profs et des syndicalistes étatsunien·ne·s. Quatre ans plus tard, il est toujours le fer de lance d’un militantisme syndical en pleine effervescence chez les profs des États-Unis. Il inspire par ses slogans ambitieux, comme lorsque les profs demandent des écoles de classe mondiale – « the schools our students deserve » – ou affirment que les écoles publiques de Chicago sont « en faillite volontaire » (« broke on purpose »).
En soirée, dans un discours passionné, Monique Redeaux Smith, enseignante à Chicago, insistait sur le fait que ce n’est pas un hasard si ce sont les écoles desservant des populations de couleur qui sont ciblées. Il est nécessaire de voir la manière dont les luttes sont interreliées : les écoles sont saignées à blanc, mais on trouve sans problème 500 millions de dollars pour payer les avocats et règlements à l’amiable entourant les violences policières des dernières années… Dans la même lignée, Redeaux Smith alliait la lutte aux inégalités sociales à celles pour de bonnes conditions de travail, en soutenant que « si nous n’améliorons pas la qualité de vie de nos étudiant·e·s, nous ne pourrons jamais bien faire notre travail ».
Labor Notes : convergence des « troublemakers »
Les 2 et 3 avril, tout juste après la journée de grève, Chicago accueillait la conférence de Labor Notes. Créée en 1979, l’organisation se veut un lieu de partage et de concertation pour les militantes et militants syndicaux de la base. Depuis quelques années, la conférence, qui a lieu tous les deux ans, connaît un regain de popularité, avec une participation d’entre 1 000 et 2 000 personnes venant d’un peu partout à travers les États-Unis, en plus de quelques délégations internationales.
Le ton des grandes conférences est résolument offensif, alors qu’une bonne centaine d’ateliers vise le partage des expériences de lutte et des compétences, en vue de renforcer la présence et l’action syndicales dans les milieux de travail et dans la société : les thèmes vont de « Vaincre l’apathie en milieu de travail » et « Les secrets d’un bon tract » à « Le mouvement syndical et Black Lives Matter » et « La Chine en grève ». D’un atelier à l’autre, on remarque une trame commune : l’accent sur le patient travail d’organisation en vue de rassembler les membres autour de positions et d’actions combatives. Souvent, cela implique de travailler de manière autonome, en marge de l’exécutif en place, en poste depuis trop longtemps ou simplement gagné à un syndicalisme apolitique et coupé de sa base.
Les profs semblent particulièrement avancés à ce niveau. À travers le pays, des caucus militants, ou CORE (Caucus of Rank and File Educators), ont été formés. C’est la victoire d’un de ces caucus en 2010 qui a amorcé le tournant du Chicago Teachers Union et galvanisé les profs d’autres villes, comme Seattle. Depuis quelques années, les caucus se retrouvent au UCORE (United Caucuses) pour se soutenir et échanger sur leurs initiatives respectives. À New York, le caucus est en pleine campagne électorale pour détrôner l’exécutif à la tête de la Fédération enseignante de l’État. En Oregon, on travaille d’arrache-pied sur un référendum d’initiative populaire portant sur un réinvestissement en éducation financé par une taxe aux grandes entreprises.
De « Fight for 15 » aux profs de Chicago et de Seattle, en passant par la popularité sans précédent du « socialiste démocratique » Bernie Sanders, comment expliquer ce regain du mouvement ouvrier américain ? Tout porte à croire que la violence des attaques – pensons notamment aux législations dites de « Right-to-work » mises en place dans de nombreux États [1] – et la démesure des inégalités sociales ont convaincu bien des travailleuses et travailleurs de regarder en face la décrépitude de leurs organisations syndicales et de la nécessité de les reconstruire.
La situation n’est évidemment pas la même au Québec : notre syndicalisme, plus politisé et reconnu que celui des États-Unis, est globalement en bien meilleure posture. Néanmoins, l’énergie et la persévérance de l’aile syndicale combative états-unienne ont certainement de quoi inspirer, puisque au Québec aussi, bien du travail attend les militant·e·s qui souhaitent voir les organisations qui les représentent adopter une posture plus offensive.
[1] Voir Louis Gill, « Les right-to-work laws aux États-Unis. Une charge antisyndicaliste », À bâbord !, no 50, été 2013. Disponible en ligne.