Éducation
Un militantisme intersectionnel en éducation
Entretien avec Julie Robert et Alex Pelchat
L’univers parasyndical québécois s’est enrichi récemment d’un nouveau regroupement, celui des Travailleuses et Travailleurs Progressistes de l’Éducation (TTPE). À bâbord ! a tenu à discuter, avec des membres fondatrice·teur·s, des motivations qui ont contribué à la création des TTPE. Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
À bâbord ! : En quoi est-ce que les TTPE se distinguent du regroupement des travailleurs·euse·s en éducation de la Industrial Workers of the World (IWW) [1] ou de Lutte commune [2], notamment ? Pourquoi choisir d’inventer un nouveau regroupement au lieu d’en investir un déjà existant ?
Alex Pelchat : Personnellement, je perçois le collectif TTPE comme un regroupement issu de Lutte Commune. L’idée de favoriser des regroupements par secteur fait partie de la philosophie de plusieurs organisateurs·trice·s de Lutte Commune. On se réjouit d’ailleurs qu’un collectif en santé soit en train de se créer ! Bien que plusieurs membres TTPE soient membres de l’IWW, TTPE s’en distingue car il n’est pas un syndicat. TTPE est super ouvert à collaborer avec tous les regroupements, il y a un esprit complet d’entraide et de collaboration.
ÀB ! : Quels sont les principaux reproches des TTPE à l’endroit des syndicats dits traditionnels ? Y a-t-il eu au cours des dernières années des éléments déclencheurs qui, de manière plus urgente, ont conduit à la création des TTPE ?
Julie Robert : Il y a eu une cassure claire à la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) en 2013 avec l’arrivée d’un comité exécutif ayant une vision plus entrepreneuriale. La base se retrouve avec moins d’espace, et les membres impliqué·e·s dans les comités ne font souvent qu’approuver des documents déjà préparés. Nous sommes dans la mouvance de Labor Notes [3]. Pour nous, nos syndicats ne veulent pas accorder assez d’importance aux enjeux sociopolitiques, ils mettent la majorité des efforts sur les questions professionnelles et les relations de travail.
A.P. : Lors de mes débuts dans le monde syndical enseignant, j’ai vécu plusieurs belles actions de solidarité syndicale et de mobilisation pour des enjeux sociaux. Ça s’est très rapidement évaporé. Pourtant, il y a plus que jamais des enjeux importants de racisme, d’inégalités socioéconomiques, d’intolérance sous toutes ses formes, de même que de luttes environnementales auxquelles nous devrions contribuer. La société et le milieu scolaire ont un impact l’un sur l’autre, le sociopolitique doit être un aspect considéré dans le militantisme enseignant !
ÀB ! : Même s’il s’agit de slogans lapidaires, on a bien envie de vous demander bêtement si vous êtes contre le syndicalisme, contre le syndicalisme traditionnel, contre le syndicalisme corporatiste ou si vous êtes simplement sur un autre chemin ?
J.R. : Le syndicalisme d’aujourd’hui emploie encore trop le vocabulaire très « années 70 » qui parle de « combat » et « d’aller au bat » et la base, majoritairement féminine, se sent souvent peu interpellée par ce discours. C’est un commentaire que j’entends souvent. Par ailleurs, les formations présentées par Lutte Commune nous ont montré qu’il y a d’autres façons de faire, à des lieues de ce que nous vivons dans nos syndicats, où la base a peu sa place.
A.P. : Moi je me sens 100 % passionné par le syndicalisme, que ce soit grâce aux formations auxquelles j’ai assisté avec Lutte Commune ou avec Jane McAlevey [4], par les livres publiés sur le syndicalisme enseignant de Chicago, ou par le syndicalisme très « grassroots » que la revue Jacobin aborde dans ses articles. Le syndicalisme de l’IWW m’interpelle aussi ! Je pense que le syndicalisme horizontal, éloigné du corporatisme et plus dans l’action directe, a encore plein de potentiel. Le modèle offert par le syndicalisme enseignant des États-Unis prouve aussi que la lutte syndicale paye toujours quand on met le temps et l’énergie. C’est ce genre de modèle, super intersyndical, qui est inspirant et prometteur.
ÀB ! : Quelles sont les valeurs qui guident votre collectif et par quel moyen les avez-vous déterminées ?
A.P. : En assemblée générale fondatrice, nous avons adopté des valeurs qui font en sorte que TTPE est avant tout un collectif axé sur un militantisme intersectionnel pour l’école publique. Le but est de faire des gestes et d’élaborer des revendications concrètes qui vont bénéficier aux familles de l’école publique comme aux travailleuses et travailleurs de l’éducation.
ÀB ! : Une des constituantes de votre regroupement est la volonté de baser vos actions en partant des réalités de vos établissements scolaires. Au profit de nos lectrices et lecteurs, pouvez-vous illustrer cet élément ?
J.R. : Un de nos défis est certainement de recruter des gens issus de toutes les catégories d’emploi du milieu de l’éducation. Il y a un désir de s’éloigner aussi de l’establishment syndical (conseillers et élus syndicaux « libérés » à temps plein) et des directions d’établissement pour que le collectif soit vraiment un lieu où les membres pourront parler de leurs besoins et de leurs revendications, en tant que personnes qui sont sur le plancher cinq jours par semaine.
A.P. : Malgré la surreprésentation du personnel enseignant au sein de TTPE, plusieurs de nos membres organisent leur milieu de travail en incluant des gens de toutes les catégories d’emploi. Eric Blanc, dans son livre Red State Revolt, parle clairement du besoin de réunir autant le concierge que la psychologue et la prof pour s’organiser et se mobiliser en milieu scolaire. On part du quotidien, de ce qui se vit dans les écoles et qui doit arrêter d’être toléré comme une situation « normale ».
ÀB ! : Quelle est la position des TTPE en matière de négociation des conventions collectives ? Est-ce que pour vous les conditions de travail dépassent le strict cadre des conventions collectives ?
A.P. : Notre organisation n’a qu’un an et demi, mais c’est une grosse priorité de prendre de plus en plus de place dans les négos en cours. Il va y avoir un besoin de s’organiser entre syndicats locaux pour viser les mêmes objectifs et pour se battre contre certaines propositions syndicales lorsque les ententes de principe vont commencer à être présentées.
J.R. : Nous avons soutenu les travailleuses de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS) par rapport aux décrets liés à la COVID-19 et nous sommes aussi très actives sur le dossier de la Loi 21, sur la « laïcité ». En ce sens, nous pensons que c’est important de soutenir les travailleurs des autres secteurs, mais aussi les travailleuses qui forment un groupe minoritaire comme celles visées par la Loi 21. On dépasse donc le cadre des conventions collectives.
ÀB ! : Quelles sont ou ont été les erreurs de l’action syndicale à l’égard des conditions de travail des travailleuses et travailleurs de l’éducation en période COVID ? Quelles sont vos propres revendications sur ce plan ?
J.R. : Les consignes changent chaque jour. Le ministre ment fréquemment publiquement. Il y a un manque de ressources. Malgré tout, le syndicalisme a un peu regardé le train passer. Plutôt que de ne parler que de dépistage, il aurait fallu parler davantage de ratios élèves/profs. On aurait aussi dû parler pédagogie et insister sur les savoirs essentiels plutôt que tenter de couvrir l’ensemble des contenus prescrits par le ministère. Réduire la valeur des examens n’apporte aucune aide concrète aux enseignant·e·s.
A.P. : Presque toutes les grandes villes nord-américaines ont réduit leurs ratios, à part nous [à Montréal]. C’est le cheval de bataille des TTPE, mais il a été ignoré par les syndicats enseignants. Nous pensons aussi que les problèmes d’aération doivent continuer d’être un dossier à surveiller, en exigeant des enveloppes budgétaires qui pourraient régler le problème.
ÀB ! : Quelles sont les prochaines actions du collectif ?
J.R. : On continue de travailler fort pour parler de gratuité scolaire et de limiter au maximum le financement public des écoles privées. Je protège mon école publique et le Mouvement École Ensemble font un travail important, et le personnel en éducation doit faire partie de cette revendication.
A.P. : Faire de l’éducation par rapport à la grève et aider la base à voter pour des grèves fortes est quelque chose qui risque d’être un chantier important dans les mois à venir.
[1] En français, il s’agit du syndicat industriel des travailleurs et travailleuses (SITT).
[2] Lutte commune est un réseau autonome de travailleurs et travailleuses du secteur public et du milieu communautaire. Pour en savoir davantage, on peut consulter des articles déjà parus dans À bâbord ! : Isabelle Bouchard, « Tout en équilibre », no 69, mai 2017. En ligne : www.ababord.org/Tout-en-equilibre ; ou encore Maude Fréchette, « Le pouvoir de l’organisation syndicale », no 86, décembre 2020. En ligne : www.ababord.org/Le-pouvoir-de-l-organisation-syndicale
[3] Labor Notes est un média et un réseau parasyndical qui vise à encourager l’auto-organisation et la combativité des travailleur·euse·s. Voir : https://labornotes.org
[4] Jane McAlevey est une organisatrice syndicale, universitaire et auteure d’essais sur le syndicalisme.