Mini-dossier : Jean-Marc Piotte à 80 ans
Le combat pour une « vraie » liberté
Il y a plus d’une façon de décrire le changement entre la période dite de la Grande Noirceur et celle de la Révolution tranquille. Une manière commode de résumer ce qui les sépare, c’est de dire que les Québécois et Québécoises sont passé·e·s d’un monde fait de vérités révélées à un monde fait de libertés en friche.
Jean-Marc Piotte a vécu de près cette transition.
À la maison, quand il était enfant, les opinions de son père étaient indiscutables. À l’école, il fut exposé à un enseignement dogmatique. À l’église, les prêtres professaient des certitudes toutes faites. Remettre en question les propos des représentants de l’ordre établi, c’était risquer un blâme sévère, une punition physique, le rejet. Cette vie de soumission ne cadrait pas avec la personnalité de Piotte. Jeune homme de 20 ans en 1960, il se rebelle contre un tel endoctrinement. Il devient ce qu’on appelle alors un anticonformiste.
Il met en pratique l’invitation de Descartes à faire tabula rasa du savoir hérité. Il cherche à voir le monde comme s’il était neuf. En 1963, dans une lettre au Devoir adressée à André Laurendeau, Piotte écrit : « Nous nous sommes révoltés : contre Dieu, contre les curés, contre nos familles et même contre la vie [1]. »
La création de Parti pris s’inscrit dans ce mouvement de révolte.
L’écroulement de la morale religieuse qui s’ensuit est tout particulièrement libératrice. Piotte a l’impression de naître à lui-même. Il transpose dans son enseignement la « joie intellectuelle » de penser par soi-même. Son approche pédagogique s’appuie sur une certaine maïeutique. Il s’agit d’amener les élèves à se poser des questions à partir de thèmes dont ils se sentent proches.
Mais tout en jetant le soupçon sur les systèmes de pensée dominants, Piotte ne cesse pas, dans les années 1960, de chercher la vérité. Il est persuadé qu’une fois déchiré le voile des erreurs tissé par les autorités traditionnelles, les personnes pourront contempler le sens profond de l’histoire. Il croit en particulier, comme tant d’autres jeunes de sa génération, que la vérité est marxiste.
Cet espoir s’effrite, puis s’écroule au seuil des années 1980. Il réalise l’énormité de ses erreurs de jugement comme penseur et comme militant. Il n’est plus sûr de rien. C’est comme si la liberté conquise avait ouvert un abîme devant lui. Il est pris de vertige.
Il connaît des années de dépression. Il voit ses anciens camarades se replier de plus en plus sur eux-mêmes, profitant de leur liberté nouvelle pour se vautrer dans le confort et l’indifférence.
Quant à lui, il n’est pas question de céder au culte du « moi ». Ayant compris à quel point une liberté mal définie peut être liberticide, il n’est surtout pas question de s’abandonner à la liberté mystificatrice du néolibéralisme. Tout désenchanté soit-il, jusqu’à un certain point, le Piotte des années 1980 croit toujours à la possibilité de donner une morale à l’intérêt, un idéal au désir, un but collectif à la volonté individuelle.
Il continue de chercher une liberté qui ne soit pas entièrement faite de rejets, mais qui soit aussi faite de partage, de solidarité, de communauté. Il cherche encore et toujours le chemin vers un monde où les libertés individuelles ne se dresseraient pas les unes contre les autres, ne s’isoleraient pas les unes par rapport aux autres, mais communieraient dans une lutte pour la justice.
Pour Piotte, depuis les années 1950, le combat n’a pas changé de cible : c’est celle – infatigable – d’une « vraie » liberté, c’est-à-dire d’une vérité libératrice.
[1] Jean-Marc Piotte, « Nous devions nous libérer... », Le Devoir, 22 juillet 1963, p. 4.