Dossier : Apocalypse et politique

Apocalypse et politique

Apocalypse et utopie

Jean-Jacques Lavoie

On compte qu’entre le deuxième siècle avant l’ère chrétienne et le neuvième siècle de l’ère chrétienne, plus de deux cents apocalypses ont été rédigées par les communautés chrétiennes et juives. Aucun de ces livres apocalyptiques n’a été intégré dans le canon de ces deux communautés religieuses, à l’exception du livre de Daniel, dans la Bible hébraïque, ainsi que du livre de l’Apocalypse (Ap) du Nouveau Testament, dont la canonicité fit difficulté pendant les quatre premiers siècles de l’ère chrétienne. Mais quelle révélation (c’est ce que signifie le mot apocalypsis) cette littérature porte-t-elle au langage ? À cette question, les réponses données au cours de l’histoire ont été multiples. On comprendra donc que, pour des raisons d’espace, mon propos se limitera au livre de l’Ap et que la place nécessaire à son analyse détaillée me fera défaut.

« Être homme, cela veut dire en réalité : avoir de l’utopie [1]  »

Trois grandes interprétations du livre de l’Apocalypse

Dans l’histoire, le livre de l’Ap a été interprété de trois grandes manières différentes. Dès l’Antiquité, la lecture qu’on pourrait qualifier d’allégorique fut très répandue. Elle consistait à voir dans ce livre le sens de l’histoire et plus particulièrement le sens de l’histoire de l’Église. De nos jours, la lecture la plus populaire est la lecture chronologique. Elle consiste à voir ce livre comme un guide de la fin du monde. Par exemple, la bête, dont le chiffre est 666 (Ap 13,18), a été identifiée à Hitler, Staline, le pape Jean-Paul II, Saddam Hussein, etc. Au cours des XIXe et XXe siècles, de nombreux prédicateurs ont aussi utilisé ce livre pour prédire la date exacte de la fin du monde. Bien entendu, tous se sont fourvoyés ! Outre le fait qu’elles ne respectent pas le genre littéraire du livre de l’Ap, ces deux lectures sont erronées, la première parce qu’elle enlève au livre son caractère historique et donne à son message un sens strictement atemporel, et la seconde parce qu’elle transforme le livre en grotesque calendrier des grands événements de l’histoire de l’humanité. Depuis déjà plusieurs décennies, une troisième lecture s’est imposée dans le monde de la recherche universitaire : la lecture historico-critique. Les partisans de cette lecture visent à situer le livre dans son milieu historique et culturel, à savoir les croyances apocalyptiques juives et chrétiennes du Ier siècle, et tentent de décrypter le langage symbolique régissant ce milieu. Ils se demandent aussi quels événements, dans l’histoire des christianismes des origines, ont conduit à la naissance d’un tel livre. Bien que la réponse soit très complexe, on peut dire que ce livre est apparu pour donner de l’espérance aux chrétiens qui étaient persécutés. En effet, maints passages de l’Ap font penser aux persécutions de Néron en l’an 64, mais aussi et surtout aux massacres des chrétiens organisés sous Domitien entre 81-96. Par exemple, la description de la Bête en Ap 13 fait allusion au culte des empereurs qui, à la fin du Ier siècle, était devenu le test de bonne citoyenneté. À quiconque était suspect de desseins révolutionnaires ou de pensées subversives, on pouvait demander de brûler un peu d’encens devant l’image de l’empereur, et le refus était punissable de mort. À Éphèse, on peut toujours voir les restes d’un temple voué à Domitien. Ap 13 combat donc ceux qui font du prosélytisme au moyen de la religion civile qui déclare divins l’État et ses dirigeants. Les chrétiens n’acceptent pas d’être formés par ce système totalitaire, ni d’agir servilement selon ses directives politiques, sociales et économiques : ils n’acceptent pas la marque sur la main (symbole de l’activité) ni sur le front (symbole de la personne), marque pourtant nécessaire pour quiconque veut acheter et vendre (Ap 13,16-17). Ils refusent cette concentration du pouvoir qui engendre inévitablement une concentration des biens. Au milieu de ces injustices et de ces infamies, les petites communautés chrétiennes disséminées dans l’Empire représentent aux yeux de l’apocalypticien des contre-modèles, un contre-pouvoir légitime.

Ce livre peut-il être encore signifiant aujourd’hui ?

Bien entendu, le chrétien répondra à cette question par l’affirmative. Pourtant, cette réponse ne va pas de soi lorsqu’on constate que la triste et folle histoire de l’actualisation de ce livre au cours des deux derniers siècles a donné lieu à de nombreuses idéologies alarmistes et asservissantes, qui ont nourri des rêves de sectaires névrotiques repliés sur eux-mêmes. À titre d’exemple, on peut rappeler le drame des davidiens de Waco, au Texas. Force est donc de constater que le succès des diverses interprétations actualisantes dépend encore de leur capacité à répondre aux attentes et aux exigences de leur auditoire crédule et peu critique, plus que de leur arrimage avec le message historiquement conditionné du livre lui-même.

Est-ce à dire que lire l’Ap en vue d’y trouver un message possible pour les lecteurs d’aujourd’hui, tout en respectant son contexte originel, est une tâche impossible ? La tâche est certes très difficile, mais elle n’est pas irréalisable. Pour réussir une telle lecture, il faut d’abord éviter le piège d’une juxtaposition acritique des conditions passées et actuelles. Il faut également et surtout remettre en question toutes les interprétations qui visent à occulter la réalité des opprimés, à légitimer la domination tyrannique et à enlever toute légitimité à ceux qui luttent contre elle. Car loin de promouvoir le désengagement et de favoriser une sorte de piétisme puritain, plein de mépris pour le monde, le livre de l’Ap – et c’est vrai aussi du livre de Daniel qu’il faut situer au temps des persécutions sous Antiochus Épiphane – lutte contre le découragement qui guette les croyants en temps de crise et les exhorte à tenir bon en dépit des malheurs qu’ils connaissent. Autrement dit, le but du livre de l’Ap est avant tout pratique : son auteur veut susciter un mouvement de résistance et inviter les croyants à affronter avec courage et fermeté le système totalitaire qui est à l’origine des persécutions et des injustices. Il est vrai que l’étrange langage apocalyptique a donné lieu à des malentendus, mais celui-ci a une résonance politique quand il s’oppose aux mensonges de ceux qui cherchent à imposer leur volonté au reste du monde. Le livre de l’Ap n’est pas une échappatoire aux dures réalités de la vie lorsqu’il dénonce l’insolence des tyrans. Il ne recommande pas un attentisme sans espoir lorsqu’il exige l’obéissance à la Loi divine, laquelle ordonne, entre autres choses, que justice soit faite à l’égard des pauvres et des opprimés. Il n’appelle pas au repli sectaire, à la démobilisation et à l’abdication devant le mal et l’injustice quand il prévoit la ruine des puissances mauvaises. Bref, la lecture de l’Ap a jadis permis à certains croyants d’affronter les catastrophes de l’histoire et de maintenir ce que le philosophe marxiste Ernst Bloch appelle « le principe espérance ». Qu’est-ce que le principe espérance ? C’est la foi en une fin, un but vers lequel, encore de nos jours, d’aucuns cherchent à se rendre et dans lequel seront abolis la rapacité et l’égoïsme des êtres humains, qui sont actuellement les principales causes des injustices économiques et de la mortalité de la planète.

L’utopie du politique

Autrement dit, le livre de l’Ap met en relief, entre autres, la dimension utopique du politique. Or, l’utopie, loin de n’être qu’une pure illusion consolatrice ou un simple romantisme social bon pour les rêveurs, a une fonction critique : en projetant dans l’avenir une vision d’un monde qui serait épanouissante pour tous, elle révèle les manques, les imperfections, les abus et les crimes du statu quo. L’utopie a aussi une fonction d’orientation et de stimulation, car si l’utopie n’est jamais complètement réalisable – ce n’est pas pour rien que le mot signifie littéralement « non lieu » –, elle peut toutefois guider et encourager l’action et la réflexion individuelle et collective. Bien entendu, la fonction de l’utopie au plan de la critique et de l’orientation pratique ne sera assurée et féconde que si elle respecte au moins deux conditions. La première, c’est de ne pas oublier dans quelles réalités concrètes se présentent ici et maintenant les situations qu’elle prétend pouvoir changer. La deuxième condition à respecter pour ne pas confondre utopie et construction chimérique, c’est de fonder son discours et son engagement sur une éthique de la responsabilité et de la libération, une éthique dont la référence centrale est le visage d’autrui. Pour le juif comme pour le chrétien, cette éthique est centrale dans sa foi, car de nombreux textes, tantôt à teneur sapientiale (Proverbes 14,31 et 17,5), tantôt à teneur apocalyptique (Matthieu 25, 31-46) l’invitent à penser Dieu en partant de l’absolu qui se manifeste dans le visage d’autrui. Pour l’utopiste qui se surprend à rêver de l’existence de Dieu, il ne saurait donc y avoir d’alternative entre théocentrisme et anthropocentrisme. Tous deux sont en convergence. Les trois textes évoqués ci-dessus indiquent clairement que c’est l’autre, et plus particulièrement le plus pauvre, qui médiatise la théophanie. Ceux qui croient de façon bien utopique que Dieu se révèle dans la Bible sont, par le fait même, appelés à croire que la révélation de Dieu se fait également entendre dans la voix des pauvres qui hurlent et gémissent, ici et maintenant.


[1Ernst Bloch, Philosophische Grundfragen. Zur Ontologie des Noch-Nicht-Seins [Questions philosophiques fondamentales. Sur l’ontologie du non-encore-être], Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1961, p. 36.

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