Chronique Éducation
Les arts et le curriculum
On trouve ces jours-ci sur Internet une pétition, présumée émaner des Cowboys Fringants, qui demande au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec (MELS) de surseoir à son projet de « bannir les options [artistiques] des horaires de cours du secondaire ».
Le MELS n’a jamais professé une telle intention et la pétition est probablement apocryphe. Mais plusieurs l’auront sans doute signée, notamment pour deux raisons qui la rendent crédible.
La première est le fait que, depuis que Platon a banni les poètes de sa cité idéale, les arts ont presque partout et presque toujours tendu à être le parent pauvre des curricula : les signataires se sont donc probablement dit, non sans raison, qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que notre époque d’utilitarisme pressé envisage le complet bannissement des arts à l’école.
La deuxième tient au type même d’arguments en faveur du maintien de la place des arts dans le curriculum que déploie la pétition. Les arguments sont en effet fondés, de manière massivement prévalente, d’une part sur la valeur expressive de l’art (donné comme « un moyen de s’exprimer »), d’autre part sur sa valeur instrumentale ou extrinsèque (l’art est en ce sens envisagé comme « une façon, pour les jeunes, de relaxer », une manière de « stimuler également les deux parties du cerveau » ou encore comme un « moyen de prévention du décrochage scolaire et social »).
De tels arguments sont désormais courants, peut-être parce qu’ils sont tenus pour les plus efficaces que l’on puisse invoquer auprès des décideurs ou du grand public pour conserver aux arts la part congrue qui est la leur au sein de l’école commune.
Je pense cependant que s’en tenir à de tels arguments est une grave erreur. Pour comprendre pourquoi, reprenons un peu plus en amont la question de la place des arts dans le curriculum.
Pour cela, partons de deux couples de concepts indispensables pour cerner notre problème : expression et appréciation ; valeur intrinsèque et valeur instrumentale.
De nécessaires distinctions conceptuelles
Le premier concept invite à distinguer entre accéder à l’art par sa valeur expressive et y accéder par l’appréciation des œuvres.
La distinction, il est vrai, n’est pas absolue et dessine plutôt les pôles d’un continuum ; il est bien entendu qu’on trouvera, dans les faits, des recoupements et des zones grises. Mais cette distinction pointe vers quelque chose de réel et d’important, notamment pour l’éducation. Noircissons les traits : veut-on d’abord et avant tout permettre aux enfants de s’exprimer ou veut-on leur permettre de formuler des jugements esthétiques ? Dans le premier cas, on misera sur leur créativité ; dans le deuxième, on misera sur l’histoire de l’art, sur l’étude des genres, des œuvres, des styles et ainsi de suite.
Le deuxième couple de concepts invite à distinguer entre une étude de l’art qui serait en elle-même sa fin et une étude de l’art défendue parce qu’elle sert d’autres fins, extérieures à lui.
Dans le premier cas, on soutiendra qu’on étudie « l’art pour l’art » et on ajoutera qu’il y a quelque chose de profondément philistin à demander à qui s’intéresse, disons, à la musique baroque, à quoi cela peut-il bien « servir ».
Dans le deuxième, on fera valoir que l’enseignement de l’art peut contribuer à l’atteinte de diverses finalités instrumentales, comme la découverte et le développement des talents artistiques, l’acquisition par les élèves d’un ethos de discipline, le développement de la motricité fine, etc.
Certes, la distinction n’est pas absolue et ne fait que pointer vers des types idéaux : mais, ici encore, ce vers quoi elle pointe est réel et important. Et les choix éducationnels et pédagogiques que nous faisons collectivement entre les options que dessinent ces concepts ont un profond impact sur la place des arts à l’école ainsi que sur le type même d’enseignement qui y sera dispensé.
Au Québec, nous semblons avoir tranché en faveur de l’expressivité et de la justification instrumentale. Avant de dire pourquoi je pense que c’est là une grave erreur, je voudrais suggérer que cette erreur courante s’explique par l’influence conjointe de trois a priori idéologiques qui traversent notre culture en général et le monde de l’éducation en particulier.
Trois contestables a priori
Ces trois a priori, à ce point admis comme allant de soi en éducation qu’on pourrait les donner comme autant d’idéologies, sont le formalisme, le romantisme et le postmodernisme.
Le premier invite à penser que l’éducation doit avant tout développer des habiletés et que les contenus y sont donc secondaires. À la limite, n’importe quel contenu pourrait convenir. On assure ici que ce qui compte ce n’est pas tant d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre ; pas tant de savoir x, y ou z, mais d’être en mesure, disons, de penser de manière critique. Bref : la forme (d’où : formalisme) l’emporte sur le contenu, au point où on est invité à enseigner non plus pour la compétence, mais par la compétence, d’autant qu’une fois acquise, celle-ci peut présumément s’appliquer à tout contenu possible, et cela par la grâce d’une mystérieuse opération de transsubstantiation, inventée par nos modernes pédagogues, et qui rend la compétence « transversale ».
Le deuxième a priori, que j’ai appelé le romantisme, invite à penser que les enfants non seulement désirent apprendre, mais aussi qu’ils apprennent, dans leur vie courante et dans leur milieu, naturellement, d’eux-mêmes et sans effort. L’école est donc invitée à reproduire les conditions de cet apprentissage naturel et est tenue pour cela de partir du milieu naturel des enfants et de ce qu’on présumera être leur expérience, leurs intérêts et leurs besoins.
Le troisième a priori est plus complexe à cerner. Le postmodernisme, on le sait, est d’abord issu du monde des arts (de l’architecture, nommément) ; mais il a fini par désigner une vaste et multiforme famille d’idées influentes dans toutes les disciplines des humanités.
Pour aller au plus simple, disons qu’il est ici question de l’entretien d’une extrême et constante suspicion à l’endroit de l’universel (le Vrai, le Bien, les « grands récits » de Lyotard), alimentée à tous les relativismes et débouchant sur un rejet du projet philosophique occidental traditionnel et de ses catégories et distinctions fondatrices – comme l’apparence et la réalité, le savoir et l’opinion, et ainsi de suite. Attentif aux singularités, aux différences, à la multiplicité des cultures, des valeurs et des identités, ce postmodernisme envisage volontiers la haute culture comme un instrument de domination et conteste sa prétention à être normativement supérieur. Il en résulte pour les pédagogues une grande méfiance à l’endroit de cette culture et une forte réticence à en faire le cœur du curriculum.
En notre époque dominée par l’utilitarisme et par la rentabilité, il est aisé de deviner où conduit la conjonction de ces trois facteurs sur l’enseignement des arts : précisément à leur justification expressionniste et instrumentale. Cette posture a l’avantage de minorer la place des contenus ; de ne pas avoir à sortir les enfants de leur univers culturel, à devoir défendre la supériorité de tel ou tel contenu sur tel autre ; et à faire des arts, des instruments pour l’atteinte de toutes sortes de visées extrinsèques.
S’engager dans cette voie est cependant hautement problématique, d’abord pour l’éducation puis, par voie d’inévitable conséquence, pour notre société, pour les enfants et pour l’art lui-même.
Pour le montrer, arrêtons-nous, à titre d’exemple, au cas de l’enseignement de la musique au primaire.
L’exemple de la musique
Partons de ce que dit le Programme de formation de l’école québécoise des arts et de la musique au primaire. On lira sans surprise qu’il est question de « sensibilité », de « subjectivité », de « créativité », de se « connaître soi-même », d’« entrer en contact avec les autres », d’« interagir avec l’environnement ». Si le jugement esthétique est bien évoqué en ces pages surréalistes, on affirme sans rire que l’élève sera amené à « inventer » des œuvres, à développer « son potentiel créateur au regard du monde sonore » (?!), à « inventer ses propres pièces vocales et instrumentales » ; qu’il sera « mis en contact avec de nombreux repères de sa culture immédiate ».
Dans l’esprit de nos savants pédagogues, tous les élèves, petits Mozart renvoyés à leur culture musicale immédiate, ne font pas qu’inventer « des pièces musicales variées » : ils développent aussi, hé oui, des compétences transversales : « exploiter l’information », « résoudre des problèmes », « mettre en œuvre sa pensée créatrice », « se donner des méthodes de travail efficaces », « exploiter les technologies de l’information et de la communication », « structurer son identité », « coopérer et communiquer de façon appropriée » [1].
C’est en vain qu’on cherchera à construire sur ces seules et fragiles bases un curriculum cohérent, progressif, où un savoir musical précis, présenté par des gens le maîtrisant et l’aimant, permet à ceux qui le reçoivent d’accéder à une authentique culture musicale qui les sort du monde étroit et commercial auquel, autrement, certains d’entre eux seraient presque immanquablement confinés. Impossible, par exemple, sans jeter par-dessus bord tous ces mauvais préceptes du programme ministériel, d’imaginer qu’en sixième année tous les élèves maîtriseront, pour les avoir appris, les savoirs et concepts nécessaires pour être capables d’aborder, en X leçons, une introduction à la musique baroque et ses principaux représentants.
Mais comment justifier un tel enseignement de la musique, un enseignement au riche contenu présenté systématiquement ? Simplement en disant qu’il est impossible de se dire éduqué en ignorant de tels savoirs auxquels l’école publique doit donner un accès universel ; en rappelant que ces savoirs sont la condition sine qua non de la créativité ; en affirmant haut et fort que Britney Spears, que tous les enfants connaissent, est insignifiante à côté de Bach – que la plupart de ces enfants, en partie par la faute du programme de musique, ne connaîtront jamais.
Ce sont ces arguments, et eux seuls, qu’il faudrait faire jouer pour justifier la place des arts dans le curriculum et pour espérer l’accroître. Après quoi, si on veut, on pourra invoquer des arguments extrinsèques – et il y en a de bons. Mais il faut aussi se méfier des arguments de cet ordre et je m’en voudrais pour conclure de ne pas souligner le grave danger, manifeste mais trop souvent inaperçu, guettant qui y recourt trop aisément.
Si on justifie de manière essentiellement instrumentale la place des arts dans un curriculum, leur existence même est menacée à chaque fois qu’une discipline parvient à convaincre (et c’est souvent facile) qu’elle permet de mieux atteindre ces mêmes finalités ou qu’elle permet de les atteindre en plus d’autres finalités hautement désirables que les arts ne peuvent prétendre viser. Bref, la musique extrinsèquement justifiée ou justifiée par les compétences transversales, ne pèse pas lourd à côté de l’informatique, et la justification extrinsèque des arts à l’école les place sur un terrain où ils sont vulnérables à proportion de cette justification.
En attendant, en lisant le Programme de formation de l’école québécoise, on mesure le chemin à parcourir.
[1] On trouvera ce document à : http://www.meq.gouv.qc.ca/DGFJ/dp/programme_de_formation/primaire/prform2001h.htm.