Apocalypse et politique
Éloge de l’action politique jetable
Prenons l’action politique par son bout le plus naïf, par sa nécessité utopique, et par sa véritable motivation. Parlons de cette forme de l’action politique dont l’objectif est de « changer le monde ». Formule creuse ? Principe d’espérance ? Impossibilité ? Évidence ? Le motus de la transformation politique et générale de la vie des communautés humaines accueille plusieurs significations, et celles-ci répondent à différentes conceptions de l’action qui mène au changement, différentes manières de comprendre l’émancipation et ses moyens.
L’histoire chrétienne de l’émancipation selon le bonhomme et la bonne femme
La gauche est traversée de manière récurrente par ces débats qui portent à la fois sur les fins de l’action politique émancipatrice et sur la nature de l’action politique requise pour atteindre ces fins. L’opposition lancinante entre réformisme et révolution aura certainement constitué l’axe organisateur par excellence de ces débats au cours du siècle dernier.
Une militante de longue date nous résumait l’affaire sous la forme de la théorie du presto, en soulignant l’enjeu de genre qui se surimposait au débat : les gars disent qu’il faut que le presto chauffe jusqu’à temps qu’il explose, les filles veulent soulever un peu le bouchon pour enlever de la pression en cours de route. Les gars, selon le modèle guerrier de la mobilisation et du sacrifice, veulent souffrir au présent au nom du bénéfice futur. Les filles, selon le modèle socialiste de la passion, proposent d’agir dans le présent pour commencer le futur aujourd’hui. Une version quelque peu édulcorée de cette comédie politique s’est jouée encore dernièrement dans le débat qui a opposé Jean-François Nadeau du Devoir et Annie Roy du collectif ATSA à propos des moyens de la lutte contre la pauvreté [1].
Ce qui est commun à ces deux approches de l’émancipation est une certaine conception de l’histoire – conception apocalyptique.
Dans la première conception, la révolutionnaire, la militaire, la masculine, il y a une seule histoire humaine, linéaire, dans laquelle les humains constitués en un sujet politique tendanciellement homogène agissent de manière concertée selon les lignes d’action qui s’imposent dans l’analyse objective des conditions de l’action telles qu’elles ont été développées dans l’anthropologie politique moderne. Ici, il y a un début et une fin à l’histoire, et la manière de changer le monde, puisqu’il n’y a qu’une seule histoire pour tous (c’est la fonction pragmatique de la notion de totalité), est le capotage annoncé de l’histoire actuelle – la crise des freitagiens de Montréal ou la contre-hégémonie des néo-gramsciens de Toronto.
Dans la seconde conception, la réformiste, l’espérante, la passionnelle, la féminine, on conçoit au sein de la grande histoire chrétienne des garçons une multiplicité de chemins, dans laquelle les humains constitués en sujets politiques clignotent, agissant de manière ponctuelle, relationnelle et locale à partir de lignes d’action qui se manifestent dans les espaces vécus, et selon une analyse qui, si elle s’inscrit dans la logique eschatologique, se développe à partir de ces situations. Des corps glorieux. Il y a bien un début et une fin à l’histoire, mais plusieurs chemins à emprunter pour changer le monde puisqu’il y a une multitude d’histoires. Logique historique sacrificielle du foyer, de l’hôpital et de l’école plutôt que de l’armée. La conception de l’action politique qui se joue ici est organisée par l’idée d’une réalisation quotidienne des potentialités créatrices des relations humaines telles qu’annoncées dans la grande histoire garçonne.
Dans les deux cas, il s’agit d’une conception de l’action politique émancipatrice organisée par l’horizon de l’Apocalypse. Le garçon-prophète qui crie à qui veut l’entendre que la crise est tout au bout, la femme-infirmière qui s’affaire à soulager les ouailles et à gagner le ciel du couple militant. Ainsi, dans la grande gauche, les modes d’actions politiques sont traditionnellement validés par leur capacité de s’inscrire sous l’une des rubriques comprises dans l’horizon apocalyptique, le bonhomme ou la bonne femme. Il s’agit aussi d’une conception autoritaire de l’émancipation : elle est dite d’en haut, elle est jugée d’en haut. C’est ainsi que tant d’intellectuelles de gauche passent une bonne partie de leur activité pensante à maudire le peuple qui n’est pas à la hauteur de l’histoire.
« Ça ne sert à rien ce que vous faites »
Prenant position de manière polémique contre cette double culture sacrificielle de la militance, culture qui génère – et ce n’est pas rien – des passions tristes, nous voulons faire valoir ici une autre conception de l’histoire et une autre manière d’envisager l’action politique émancipatrice.
Dans cette histoire, il n’y a pas d’âge d’or de l’humanité, il n’y a pas de jugement dernier, il n’y a pas de paradis terrestre. Il n’y a pas non plus de totalité saisissable par l’humanité intersubjectivée sous le nom de Dieu, d’Esprit ou de prolétariat, et il n’y a pas de fin de l’histoire sous la forme de lendemains qui chantent ou de catastrophe globale inévitable. Dans cette histoire, il y a du vivant présent, des passions et des actions sans cesse renouvelées dont les effets s’épuisent infiniment. Dans cette histoire, les formes communes du politique sont contingentes. Dans cette histoire, il n’y a pas un sujet humanité, il y a des expériences indéfinies de l’humanité.
Agir politiquement, dans cette histoire dégrisée, dans cette perspective pauvre en promesses et riche de toutes les virtualités, c’est agir non pas dans la perspective d’un futur annoncé dont est garant un passé écrit dans l’après-coup, mais agir au nom même de l’action qui est posée. Dans cette histoire sans début et sans fin – ô sacrilège ! – l’action politique est jetable. Elle vaut le temps et l’espace qu’elle occupe, parce que cette action est actualisation de la liberté politique.
L’action politique qui se vaut pour elle-même est de l’ordre d’un geste interruptif. Elle a la capacité de dévoiler, comme une sorte de théâtre cruel, les lignes de partages policiers qui organisent la société. Heuristique, elle arrive à faire voir comment fonctionne le pouvoir en rendant caduques le temps de son temps, les divisions qui organisent l’espace social qu’elle accapare : dirigeants et dirigées, manuels et intellectuels, hommes et femmes, possédants et possédés.
Cette action politique qui se joue sous le mode de l’événementiel ne sert-elle pas à rien, n’est-elle pas pur esthétisme intellectualisé, loisir bourgeois et appareil de bonne conscience ? Mais de quelle mauvaise conscience s’agit-il, dans cette bonne conscience ? Cette tache originelle qui est celle de venir au monde ? Celle qui enchaîne justement l’émancipation à l’horizon apocalyptique et à son éthos sacrificiel ? S’il est une conviction associée avec l’histoire sans début et sans fin de la pensée anti-apocalyptique, c’est que, contrairement à ce qu’en pensent les tenants du « ça ne sert à rien ce que vous faites », l’absence de culpabilité ne mène pas à l’hédonisme capitaliste, et tout hédonisme n’est pas capitaliste. Pas plus d’ailleurs que tout ce qui circule, réseaute ou se manifeste en éclats (tant des actions spontanées que des pensées qui ne trouvent pas la solution dans la structure étatique) appartienne au capital – on dit que les pratiques qui « adoptent » ce genre de modalité mouvante ont été contaminées par le néolibéralisme… drôle de paralogisme. C’est peut-être plutôt – tentons une hypothèse alternative – l’accaparement de la dette par le système culturel du capitalisme qui le permet, c’est-à-dire la transmutation de la dette envers Dieu en une dette envers la banque. C’est alors peut-être le régime de la culpabilité, l’esprit de sérieux, l’amour des maîtres (Dieu, l’Esprit, l’Humanité) et cette certitude qu’il faut souffrir – expier – pour sauver et être sauvé qui participe au fond de la poursuite de la forme capitaliste de la société (qui est alors une forme croyante et autoritaire au même titre que l’émancipation apocalyptique).
À ce titre, l’action politique jetable constitue peut-être une forme essentielle d’apprentissage : dé-réifier les formes organisées du pouvoir, désapprendre l’amour des maîtres, non pas pour mettre par terre la société dans un élan de licence égoïste (assez de cette frilosité conservatrice qui se fait passer pour une avant-garde de l’émancipation !), mais pour comprendre dans son corps et dans une relation gratuite avec d’autres humains – dans des pratiques – que ce sont les gens qui font les rapports de pouvoir, et non pas l’inverse. Déplacer, voire dissoudre les frontières qui organisent les relations de pouvoir, prendre acte de leur perméabilité, de la multiplicité radicale en leur sein et donc des débordements incessants qui peuvent s’y produire.
Abandonner le paradigme du containment, profaner : rendre indiscernables les lignes de partage de l’ordre social, voilà qui nous semble constituer une pratique du ici et maintenant, avec « les moyens du bord », et ce, sans refouler l’inquiétude qui peut nous habiter… À attendre la crise ou le grand soir ou à soigner dans l’ombre de son grand-papa, on risque de perdre la mémoire de la liberté politique – de perdre, comme tant d’autres artisanats perdus, les rudiments de la résistance.
Au prêtre qui crie au solennel, au systémiste triste, au marxiste fâché, à l’infirmière accablée et à la mère dévalorisée, nous opposons une éthique de la profanation, une contre-dramaturgie du pouvoir, un artisanat de la démocratie et une célébration du geste politique pour lui-même. Faites ce que vous pouvez et faites-le par plaisir ? Absolument. Y’a pas de mal.
[1] Voir http://www.radiocanada.ca/radio/emissions/
document.asp ?docnumero=47365&numero=62