Présentation du dossier du no. 30
Apocalypse et politique
Dans la littérature (article de Claude Vaillancourt), dans le cinéma (Christian Brouillard) et dans les essais (René Audet, Denise Brassard, Frédérick Guillaume Dufour, Georges Leroux et Sylvie Paquerot), une vision apocalyptique s’impose, même si elle varie selon le contexte sociopolitique. Ainsi, comme l’indique Brouillard, la crainte d’un désastre écologique, depuis les années 1980, a souvent remplacé la peur d’une guerre nucléaire des années 1960.
Le psychanalyste Michel Paterson fonde l’apocalypse dans le désir individuel de « posséder tout, tout de suite », au détriment de tout ce qui relie les êtres humains. Mais ce désir d’apocalypse remonte loin dans l’histoire littéraire, au livre de Daniel dans la Bible hébraïque et à l’écrit de Daniel dans le Nouveau Testament. Jean-Jacques Lavoie montre que cette fin prochaine du monde, auquel succéderait un monde où les opprimés et les humiliés seraient libérés, permet aux juifs, puis aux chrétiens, de résister moralement à la domination romaine qui semblait alors politiquement incontestable. Pierre Beaucage retrouve chez les Mayas une version autre de l’apocalypse à laquelle succéderait, grâce entre autres à la lutte politique, un monde libéré de la domination des conquistadors.
Mais les versions contemporaines et laïques de l’apocalypse se distinguent radicalement de l’apocalypse juive et chrétienne dans la mesure où elles n’annoncent pas un monde meilleur. Paul Chamberland oppose, à la technoscience et à l’hypercapital qui dominent l’humain et engendrent le désespoir et le cynisme, une morale individuelle de douleur et d’humilité. John Zerzan affirme que la domination technologique du monde prend sa source dans l’invention du langage et de l’agriculture, et propose un retour à la nature telle qu’elle existait au paléolithique, avant l’invention de la culture. Peter Sloderdick rêve d’une humanité fictive et ésotérique qui succéderait au cataclysme déjà à l’œuvre. La fin du monde, présentée comme inexorable, n’ouvre donc la voie à aucune issue politique.
Lavoie, s’inspirant d’Ernst Bloch, dit que l’espérance chrétienne peut être réactualisée aujourd’hui, en fondant une politique de résistance contre l’exploitation, l’oppression et l’injustice, politique reposant sur une éthique de la responsabilité en vue de la libération de l’humanité. Mais d’autres auteurs refusent cette vision téléologique de l’histoire chrétienne qui aurait un début et une fin assurés. Dalie Giroux et Rébecca Lavoie condamnent les deux voies de l’action politique émancipatrice située dans l’horizon apocalyptique : la révolutionnaire, celle des bonshommes, et la réformiste, celle des bonnes femmes. Elles proposent plutôt le geste politique, valant dans le présent et jetable, qui serait actualisation de la liberté politique. Walter Benjamin, présenté par Dufour, rejette également toute vision finaliste de l’histoire. Il privilégie dans le passé les moments de rupture et de résistance, les luttes aux visées émancipatrices marginalisées par l’histoire dominante. Georges Leroux, s’inspirant de Jacques Derrida, critique toute certitude sur l’avenir qui est incertain et scientifiquement imprévisible. Condamnant l’injustice présente, il faut s’ouvrir à l’irruption possible d’un monde meilleur au sein d’un à-venir toujours à faire, bref il faut assumer entièrement sa liberté politique. Dans une perspective complémentaire, Sylvie Paquerot démontre qu’errent ceux qui prédisent une guerre de l’eau. La répartition de l’eau relève du débat, de la décision et de l’agir politiques, donc de la liberté politique, contrairement à ce qu’affirment tous ceux qui se réfugient dans une conception fataliste de l’histoire.
J’ai résumé bien succinctement et grossièrement les analyses de ce dossier sur l’apocalypse. Je vous invite à leur lecture qui vous révélera leurs subtilités et leurs complexités, au-delà de cette succincte présentation.