Les Kurdes de Turquie
La riposte par les urnes
Le 21 mars 2009, plusieurs centaines de milliers de Kurdes à travers le monde célébraient leur fête nationale, le Newroz, journée qui marque surtout l’arrivée du printemps. À Diyarbakır, dans le sud-est de la Turquie, région à forte majorité kurde, ils étaient nombreux à danser sur les rythmes de chansons que toutes et tous connaissaient par cœur. Le Parti de la société démocratique (Demokratik Toplum Partisi ou DTP), principale formation politique kurde représentée au parlement turc et au pouvoir dans plusieurs municipalités du pays, organisait les festivités. Quelques-uns de ses membres sont d’ailleurs venus s’adresser à une foule gagnée d’avance. C’est que le 29 mars, les Kurdes devaient se rendre aux urnes pour choisir leurs maires pour les cinq prochaines années. Et pour plusieurs, les enjeux de cette élection dépassaient largement la stricte sphère politique.
Le climat social et politique dans le sud-est de la Turquie s’est visiblement détérioré depuis 2006, à la suite des manifestations de Diyarbakır (voir À Bâbord ! #15, Été 2006 : « L’épine kurde »). Après une période relativement calme entre 1999 et 2004, alors qu’Ankara négociait son acceptation au processus d’adhésion à l’Union européenne, on constate une augmentation des crimes contre les droits humains et une intensification des lois visant à limiter l’utilisation des langues kurdes et les manifestations politiques. Parmi celles-ci, une loi votée en 2008 par le Parti pour la justice et le développement (Adalet ve Kalkınma Partisi ou AKP, au pouvoir à Ankara) de Recep Tayyip Erdogan, qui vise à emprisonner un enfant si celui-ci affiche son soutien au Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan ou PKK) [1] ou à son chef, avec des peines allant jusqu’à 40 ans d’emprisonnement ! Selon Muharrem Erbey, avocat et président de l’Association des droits de l’homme à Diyarbakır, après des années de force et de terreur, Ankara utilise désormais les lois afin de restreindre les ambitions des Kurdes.
Plusieurs événements ont contribué à affaiblir le soutien des Kurdes pour l’AKP. Il n’y a pas si longtemps pourtant, ce dernier obtenait de bons résultats dans les provinces kurdes. Par exemple, lors des élections nationales à l’été 2007, à Diyarbakır, le DTP l’avait emporté de peu face à son rival islamo-conservateur (AKP). À l’époque, Erdogan avait un discours qui plaisait aux Kurdes. En plus de promouvoir la fraternité entre musulmans, Turcs et Kurdes, il s’opposait à une intervention armée contre le PKK au nord de l’Irak. Mais à la suite des manœuvres de l’armée visant à interdire le PKK, quelques mois après l’élection, le ton changea brusquement, et l’armée turque bombarde toujours les monts Kandil. Ce revirement fut considéré comme une trahison par beaucoup de Kurdes de Turquie, alors que le PKK détient toujours un important capital de sympathie dans la région. Récemment, l’AKP avait manifesté des signes d’ouvertures envers les Kurdes et espérait récolter les fruits de ces initiatives. Parmi les plus significatives, il y eut l’ouverture d’une chaîne télévisée (d’État) en langue kurde, le lancement de procédures d’investigations face aux crimes et aux disparitions des années 1990 [2], l’annonce d’investissements importants pour la création d’emplois et le développement économique de la région (12 milliards $ US) et les efforts pour établir de meilleures relations avec le gouvernement de la région autonome du Kurdistan d’Irak. Mais ces engagements démocratiques et économiques ne semblent pas avoir convaincu la majorité des Kurdes de Turquie. Dans les faits, ils sont confrontés à un durcissement des lois. Pour beaucoup, il manque toujours une réelle volonté de changements profonds, alors que ceux-ci devraient se concrétiser par des modifications à la Constitution, garantissant la reconnaissance des droits démocratiques et de l’identité kurde.
Quelques leçons à tirer des résultats
Pour plusieurs, les élections du 29 mars représentaient beaucoup plus qu’un vote pour un parti. Il s’agissait d’abord de revendications identitaires et aussi de dire : « y’en a marre des politiques ultranationalistes et fascisantes de l’AKP ». Certains représentants du DTP présentaient d’ailleurs les enjeux électoraux de cette façon. Dans certaines municipalités, les résultats traduisent ce fort rejet des politiques islamo-conservatrices, particulièrement à Hakkâri (79 % pour le DTP), à Diyarbakır (65 %), Batman (60 %), Sırnak (53 %) et Van (53 %) [3]. Pour certains éditorialistes turcs, les résultats sont la preuve, une fois de plus, que le nationalisme kurde est toujours vigoureux [4].
Les résultats démontrent, nous le pensons, que pour en arriver à une solution pacifique au conflit, les partis au pouvoir à Ankara doivent accepter de négocier avec le DTP. Celui-ci doit être considéré comme un acteur politique légitime et inévitable à tout processus de normalisation [5]. Pour le journal turc Hürriyet, les résultats poussent l’AKP à la croisée des chemins : ses dirigeants doivent maintenant choisir entre les réformes démocratiques ou encore poursuivre leur politique belliciste [6]. Les résultats prouvent aussi qu’il est possible, pour les partis kurdes en Turquie, d’apporter une solution politique à la question kurde en passant par le processus démocratique et pacifique des urnes. Selon Azad Aslan, éditorialiste pour Kurdish Globe, en termes de représentation, le DTP est actuellement en avance sur le PKK et possède, de ce fait, de meilleures chances d’être reconnu comme une force politique représentative des Kurdes de Turquie [7]. Il doit jouer son rôle dans la diplomatie et intégrer pleinement le processus démocratique. Cela passe par une distanciation par rapport au PKK. Il ne s’agit peut-être pas nécessairement de dénoncer ce dernier, comme le voudrait le gouvernement turc, mais de proposer des méthodes différentes, sans les armes. Le combat doit et peut maintenant être livré sur le terrain de la démocratie et dans la société civile. Cela risque certainement de faire perdre quelques appuis au DTP, puisque beaucoup prônent toujours la ligne dure, mais toutes et tous observeront que la lutte armée, après près de 25 ans de combats, n’a pas répondu aux besoins de base de la population kurde de Turquie. La période qui s’amorce suscite beaucoup d’attentes et d’espoirs. Personne ne souhaite être déçu… de nouveau.
[1] En lutte armée contre Ankara depuis 1984 et considéré comme un groupe « terroriste » par la Turquie, les États-Unis et l’Union européenne.
[2] Selon Muharrem Erbey, ces disparus sont estimés entre 1 375 et 1 500. Le nombre réel serait toutefois plus élevé, car beaucoup de cas ne sont pas connus. Plusieurs familles n’osent toujours pas parler.
[3] Source : Hürriyet.
[4] Voir, entre autres, Mustafa Akyol, « Kurdish nationalism on the rise, ballot suggests », Hürriyet, 31 mars 2009. Certains croient toutefois que le vote massif pour le DTP est principalement le résultat d’absence d’alternative face à l’AKP de Recep Tayyip Erdogan et ses politiques ultranationalistes contre les populations kurdes.
[5] Le DTP fait face à une procédure judiciaire d’interdiction pour ses liens affirmés avec le PKK.
[6] « Ruling party at crossroads on its Kurdish issue policy », Hürriyet, 1er avril 2009.
[7] Azad Aslan, « Municipal Elections and DTP », Kurdish Globe, 4 avril 2009.