International
Catalogne. La rue prend l’initiative
Tous les paris sont ouverts sur les issues possibles de l’affrontement entre la Catalogne et le gouvernement espagnol depuis les résultats électoraux du 10 novembre 2019. La grande et inquiétante nouveauté de cette élection est le renforcement inédit de l’extrême droite qui, depuis les élections précédentes tenues en avril dernier, a plus que doublé sa représentation en recueillant plus de 15 % des voix au niveau national.
La Catalogne a « explosé » après l’annonce, le 14 octobre, des peines de prison imposées par la Cour suprême espagnole aux neuf dirigeant·e·s politiques et civils indépendantistes. Jugés coupables de sédition et de malversation en raison de l’organisation, en octobre 2017, du référendum « illégal » et des mobilisations de rue qui l’ont accompagné, ils et elles ont été condamné·e·s à des sentences allant jusqu’à 13 ans d’emprisonnement ferme.
Dès la publication du verdict, des milliers de personnes ont convergé vers les sièges des représentations du gouvernement espagnol au centre-ville de Barcelone et de plusieurs villes secondaires de la Catalogne pour exprimer leur rejet de celui-ci, jugé biaisé et injuste. Le soir même, le groupe Tsunami Democràtic, utilisant pour l’occasion une plateforme virtuelle, a incité des milliers de personnes à occuper l’aéroport international de Barcelone et a organisé des convois de voitures pour bloquer celui de Madrid.
Des mobilisations de plus ou moins grande envergure se produisent tous les jours depuis et elles emploient une gamme variée de tactiques, allant de la manifestation pacifique à des affrontements musclés avec la police en passant par la désobéissance civile. La plus importante a été la grève générale du 18 octobre. Cette manifestation, appuyée par les partis politiques indépendantistes, les syndicats et toute la panoplie des organisations civiles pour le droit à décider, a été le point culminant de cinq marches de plusieurs jours partant de tous les coins de la Catalogne. Un véritable fleuve de marcheurs et de marcheuses a bloqué les principales routes d’accès à Barcelone. La police évalue le nombre de participant·e·s ce jour-là à 525 000. Le 26 octobre, une autre manifestation appelée par une centaine d’organisations civiles et politiques réunissait encore 350 000 personnes.
Raidissement autoritaire
L’unanimité au sein de ce vaste mouvement pour ce qui concerne le rejet, voire l’illégitimité du verdict – on se rappellera que plusieurs organisations d’observateurs, dont la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme et le Comité des Nations unies sur la détention arbitraire, ont produit des rapports critiquant le caractère inéquitable de ce procès –, n’a cependant pas conduit à un consensus entre les organisations sur la manière de s’y opposer. Le mouvement indépendantiste catalan se targue depuis toujours de son caractère profondément pacifique et non violent. Cela a été l’un des axes de sa défense devant la Cour suprême qui, ne pouvant prouver la violence, n’a pas pu prononcer une condamnation de rébellion comme le demandaient les procureurs de l’État espagnol et a dû se contenter de celle de sédition. La plupart des organisations civiles – y compris le Tsunami – et des partis politiques continuent ainsi à militer pour une approche non violente.
Les troupes indépendantistes se sont toutefois multipliées et rajeunies dans de nouveaux groupes dont certains sont plus radicaux que d’autres, sans pour autant prôner la violence. En effet, dès le 16 octobre au soir, des affrontements – qualifiés de « violents » par le gouvernement espagnol, la police et les médias – ont commencé entre la police et des franges de jeunes qui se détachent des manifs pour se placer devant les cordons policiers, lançant invectives et projectiles à la police qui y répond brutalement. Ces soirées finissent souvent en échauffourées violentes où on utilise des conteneurs de vidanges érigés en barricade et incendiés par les manifestant·e·s. Bien qu’elles soient devenues plus sporadiques à l’approche des élections du 10 novembre dernier, leur bilan s’élève à ce jour à : 4 manifestants ayant perdu un œil par l’impact de balles en caoutchouc tirées par la police (ces balles sont interdites à la police catalane, mais pas à la police nationale espagnole, envoyée en renfort par le gouvernement central) ; 1 policier gravement blessé ; 200 arrestations de manifestant·e·s.
Cependant, le bilan le plus important se mesure sur le plan politique.
À court terme, la « violence » des Catalan·e·s a été au cœur de la campagne électorale et a été l’objet de surenchères dans la radicalisation des partis « constitutionnalistes » (allant des socialistes à l’extrême droite) pour régler définitivement la question catalane par la répression. Les résultats électoraux montrent que cela a contribué à la montée fulgurante du parti d’extrême droite Vox, qui se réclame ouvertement du franquisme.
À plus long terme, les manifestations de violence, tant des manifestant·e·s que de la police, vont alimenter la dérive autoritaire de la politique espagnole dont le jugement par les tribunaux de manifestations jusqu’ici pacifiques n’est qu’un des multiples exemples de recul sur le plan des droits et libertés. En pleine campagne électorale, le gouvernement espagnol a émis le décret-loi 14/2019 pour prendre le contrôle d’Internet sous prétexte de sécurité nationale, en évoquant de possibles violences en Catalogne. Il utilise la même carte du terrorisme pour accuser, en vue de l’interdire, le groupe Tsunami Democràtic et éventuellement le traduire en justice. En cela, la Catalogne semble être un terrain d’essai et un prétexte efficace pour la recentralisation et la sécurisation du politique dans l’ensemble du pays.
Débordement de la jeunesse
Les confrontations musclées interpellent le pacifisme des organisations indépendantistes traditionnelles et leurs dirigeant·e·s formulent, depuis la prison ou la rue, des rappels du caractère non violent qui fait la crédibilité du mouvement. Mais, en même temps, plusieurs voix de cette « vieille » génération se font entendre, en public et en privé, et soutiennent cette confrontation qui s’explique par le ras-le-bol des jeunes. En effet, ceux-ci et celles-ci ont passé environ la moitié de leur vie dans cette situation de blocage, voire de recul, des arrangements constitutionnels sur la place de la Catalogne dans l’Espagne, sans qu’aucune avancée ne soit obtenue.
Très touchés par la crise économique de 2008 qui a laissé pendant plusieurs années la majorité des jeunes au chômage et qui continue de grever leur avenir professionnel, ceux-ci et celles-ci sont aussi des descendant·e·s du mouvement des indignados de 2011, et des partis politiques qui en sont issus mais qui ne semblent pas en mesure d’infléchir la ligne dure du gouvernement central. Ces jeunes constatent de surcroît le déni récent des droits de libre expression et de réunion par les lois et tribunaux espagnols (sentences répressives contre les rappeurs, les artistes, les poètes, et les manifestant·e·s, entre autres). Bref, ils et elles semblent être arrivé·e·s à la conclusion que la non-violence ne fait avancer en rien la cause, qu’il faut plutôt suivre l’exemple de Hong Kong ou des Gilets jaunes et passer à des actions plus agressives pour faire bouger le politique.
Ces mêmes jeunes qui sont dans les manifs pour le climat, pour les droits des femmes, etc., appartiennent à la même génération de ceux et celles qui sont à l’œuvre au Chili, au Liban ou ailleurs dans des contextes différents, mais sur un même fond de néolibéralisme. Un bon exemple est celui de la « Generació 14-O » (pour le 14 octobre 2019, début des présentes manifestations) : des étudiants universitaires qui campent sur une place du centre-ville– comme l’ont fait avant eux les indignados, une source d’inspiration sur beaucoup de plans – demandant l’amnistie des condamné·e·s mais aussi la justice sociale et le réinvestissement dans l’éducation, entre autres.
D’autres acteurs ont opté depuis plus longtemps pour des tactiques radicales. En juillet 2017, on a assisté à l’apparition des Comitès de Defensa de la República (CDR), un mouvement décentralisé composé de groupes auto-organisés au niveau du quartier ou du village un peu partout en Catalogne (plus de 250 en tout) et qui utilisent des moyens tels des blocages d’autoroutes ou de voies de train pour publiciser l’idée qu’il n’y aura pas de retour possible à la « normalité » tant que l’injustice faite à la Catalogne perdurera. Actuellement, les CDR organisent tous les jours des actions demandant la liberté des prisonniers et prisonnières politiques. Plusieurs de leurs membres ont été emprisonné·e·s et accusé·e·s de terrorisme ; les procès n’ont toutefois pas encore eu lieu.
Bref, on observe un foisonnement de mobilisations, dont certaines massives, d’autres plus concentrées, qui ne laissent personne indifférent. Les partis politiques indépendantistes ont clairement perdu l’initiative et sont dépassés par la crue de la rue.
Mobilisation
Il faut noter également que ces mobilisations en faveur de la souveraineté/indépendance/droit à décider ne sont pas sans susciter des contre-manifestations de la part des anti-indépendantistes (les « espagnolistes ») en Catalogne. Organisées par l’autoproclamée Sociedad Civil Catalana, leurs manifestations rejoignent un nombre beaucoup plus petit que celles de leurs rivaux – 80 000 personnes (selon l’évaluation de la police) auraient assisté à celle du 27 octobre dernier. Il reste que l’atmosphère générale demeure cependant passablement belliqueuse.
Les partis politiques indépendantistes ont clairement perdu l’initiative et sont dépassés par la crue de la rue.
Les résultats des élections laissent un tableau politique plus fragmenté que jamais, avec le Parti socialiste en tête. Semblant renier son virage à droite des derniers mois, le président Sanchez propose un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos et l’appui de plusieurs petits partis de gauche. Le programme qu’ils annoncent promet un réinvestissement dans les programmes sociaux et une solution négociée pour la Catalogne. Une partie de la gauche indépendantiste (notamment l’ERC) semble y voir une occasion de régler le différend sur le plan politique et éventuellement obtenir une amnistie pour les prisonniers politiques. La proposition de Sanchez ne fait cependant pas encore l’unanimité au sein de son propre parti et celui-ci a décidé de consulter sa base.
En attendant, côté rue, les mobilisations se décantent en deux tendances aux frontières peu étanches. L’une d’elles s’articule autour de Tsunami et maintient la pression par la résistance en prônant la non-violence et le dialogue tout en prenant des initiatives jusqu’ici inédites. Au lendemain des élections, ils ont réussi un coup d’éclat impressionnant de par l’efficacité de son organisation tant sur les réseaux sociaux que sur le terrain : des centaines de personnes ont occupé, durant 30 heures, l’autoroute qui relie l’Espagne à la France. Lorsqu’elles ont été repoussées, elles se sont redéployées sur d’autres routes majeures de Catalogne. L’autre tendance – celle des CDR – ne renie pas la violence et vise l’ingouvernabilité – qui est aussi le thème principal de la campagne électorale de la CUP (petit parti d’extrême gauche indépendantiste) pour hâter l’avènement de la république catalane. À ce jour, ces deux tendances ont fonctionné de manière complémentaire, mais pourraient s’affronter suite à une éventuelle ouverture à la négociation sur le statut de la Catalogne.
Pour replacer la question catalane dans un contexte plus global, nous souhaitons rapporter les propos de Jordi Cuixart, l’ex-président d’Òmnium Cultural condamné à neuf ans de prison pour avoir organisé et participé à des manifestations non violentes. En citant Howard Zinn, il dit : « Notre problème n’est pas la désobéissance civile. Notre problème est l’obéissance civile. Notre problème est l’obéissance des gens quand la pauvreté, la faim, la stupidité, la guerre et la cruauté saccagent le monde. » Cuixart ajoute : « C’est aussi l’obéissance civile qui permet que les océans soient des mers de plastique et que le réchauffement global soit irréversible. »