Dossier : Le populisme de gauche. À tort ou à raison ?
Bernie Sanders, populiste de gauche ?
« Le Triomphe de l’injustice ». Ce constat récent de deux économistes, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, de l’Université de Californie est sans appel. Dans ce contexte, Bernie Sanders, candidat à la nomination pour le parti démocrate pour l’élection présidentielle 2020, a le vent dans les voiles.
Les inégalités croissantes contribuent largement à alimenter la désaffection des Américains à l’égard des institutions politiques, et le sentiment de déconnexion entre la population américaine et les élites washingtoniennes. En effet, en 2018, le taux d’imposition moyen des 400 familles les plus nanties des États-Unis est tombé en deçà du taux appliqué à la moitié la moins riche des ménages américains – un record dans l’histoire récente. Or, Bernie Sanders, représentant de 1991 à 2007 puis sénateur indépendant au Congrès, s’est distingué pendant deux décennies comme un législateur atypique : il se décrit lui-même comme un socialiste progressiste. Conservateur sur la question des armes à feu (conforme en cela à l’État du Vermont qu’il représente), il s’est opposé au Patriot Act et à la guerre en Irak, et a promu avec constance des mesures et des législations pour encadrer le marché du travail, protéger les travailleurs, limiter le poids de l’argent dans les campagnes électorales et rendre le système fiscal plus équitable.
Émergence du phénomène Sanders
Le changement s’opère à compter de 2015, alors que Bernie Sanders émerge nationalement – le magazine Rolling Stone parle d’un « phénomène politique national ». Il s’impose alors rapidement comme une figure de proue du Parti démocrate alors qu’il annonce en avril qu’il se lance dans les primaires du parti. Dans un contexte socioéconomique marqué par quarante ans de stagnation salariale et d’accroissement des inégalités couronnés par la crise économique de 2008, et le sauvetage in extrémis des grandes banques par le gouvernement, son discours résonne.
Il faut dire que dans la foulée de la crise, l’émergence de Occupy Wall Street et du Tea Party, deux mouvements reflétant une aliénation grandissante envers les politiciens traditionnels et la polarisation croissante de la société américaine, ont pavé la voix d’un discours populiste, à gauche comme à droite, dont Sanders et Trump sont devenus l’incarnation politique.
La campagne présidentielle de Bernie Sanders a donc été marquée par ce discours axé sur les inégalités socioéconomiques, sorte de résurrection de la lutte des classes où le peuple travaillant et les élites se sont substitués au prolétariat et à la bourgeoisie. Sanders a maintes fois réitéré l’existence d’un schisme délétère entre les intérêts de la classe dirigeante et l’élite économique et la masse de citoyens ordinaires, en liant les travers du système de financement électoral (qui permet à l’élite économique de faire élire des candidat·e·s qui lui seront redevables) à l’influence « disproportionnée » d’une caste dirigeante. Et ce discours a trouvé une audience favorable, moins réfractaire à des arguments socio-démocrates qu’auparavant. Au point où Sanders s’est taillé une niche sur le flanc gauche du parti démocrate, délaissé depuis plusieurs décennies – notamment depuis l’avènement des New Democrats puis des Clinton Democrats.
Dans ce contexte, et en raison de son succès lors des primaires, Sanders a contribué à recadrer les termes du débat et à influencer la plateforme du Parti démocrate de 2016, qui a fini par inclure la proposition d’un salaire minimum fédéral à 15$/h, la mise en place d’un Glass-Steagall Act du 21e siècle, l’établissement d’une taxe sur le carbone et la réforme globale de l’immigration. Sanders a largement utilisé son image d’intégrité pour s’inscrire en faux par rapport aux élites réputées corrompues (tant financièrement que par leur cosmopolitisme) et le peuple « victime à la fois des élites et des menaces intérieures […] et extérieures [1] » (comme la mondialisation).
La campagne 2019
Forte de sa portée nationale en 2016, l’acuité de la posture populiste de Sanders demeure en 2019. Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il ait amorcé sa campagne pour 2020 en ciblant l’Iowa et les électeurs qui avaient voté pour Trump. Sa stratégie, comme il y a quatre ans, repose sur l’accès direct aux électeurs qu’offrent les réseaux sociaux, qui n’ont alors nul besoin d’être structurés en organisation. Sanders a mobilisé ces outils communicationnels pour s’adresser directement aux électeurs en évitant les filtres classiques, institutionnels et médiatiques : le choix opéré par son équipe de campagne renforce donc son étiquette populiste, alors qu’il invoque tour à tour la classe moyenne contre le 1%, le système corrompu, une nécessaire révolution politique (qui prend toutefois la forme d’une participation politique plus active de la masse populaire plutôt que d’une lutte armée) :
« Nous avons besoin d’un gouvernement qui se battra pour les familles de travailleurs et la classe moyenne en déclin, et pas seulement pour le 1 %. »
« La classe des milliardaires devrait être très, très nerveuse. Les travailleurs de ce pays sont prêts à se lancer dans une révolution politique. »
« Cette campagne ne me concerne pas uniquement. Elle concerne des millions de personnes qui luttent pour survivre dans d’un système truqué en faveur des riches et des puissants. Leurs histoires méritent d’être entendues. »
Cette approche populiste n’est pas inédite : elle est profondément ancrée dans l’histoire américaine. Pour Pierre Mélandri d’ailleurs, le populisme refait surface dans l’univers politique des États-Unis « chaque fois que le rêve américain apparaît en danger » [2]. En l’occurrence, la fracture du consensus néolibéral, « fissuré après la grande récession de 2008 [3] »a véritablement enrayé les mécanismes de l’ascenseur social, désormais en panne. Le crédo de Sanders fait donc écho à celui qui a mené à l’élection de Bill Clinton – it’s the economy, stupid. Mais la focale est renversée : c’est bien d’économie dont il s’agit, mais en termes d’inégalités socioéconomiques.
Un populisme positif
En 2016, le populisme Sandersien a résonné dans la société américaine car il s’est appuyé sur la perte de confiance des Américains dans les institutions. Il en a indéniablement bénéficié électoralement, à l’instar de Donald Trump. D’ailleurs la comparaison entre ces deux candidats « insurgés », l’un exprimant un populisme de gauche et l’autre de droite, est fréquemment établie et s’est traduit en 2016 par la porosité (voire le chevauchement) de leurs groupes électoraux, puisque 12% des électeurs favorables à Sanders – une portion significative dans les États qui ont fait la différence en fin de course – ont finalement voté pour Donald J. Trump, préférant l’outsider à la figure de proue de l’establishment – Hillary Clinton. La raison à cela est que le populisme « tire son profit des amalgames qu’il permet entre des forces politiques qui vont de l’extrême droite à la gauche radicale [et] sert simplement à dessiner l’image d’un certain peuple [4] ». À la nuance près que là où le populisme de droite inclut la composante identitaire, celui de gauche lui substitue une dimension socio-économique fondamentalement anti élitiste.
De surcroît, le populisme de Sanders se distingue par son articulation plutôt positive autour d’un espoir, concret, de reconquête du pouvoir par le peuple que s’approprient aisément ses partisans. Les enjeux sont simplement formulés, tout comme les solutions, dans la droite ligne des approches populistes. Malgré leur manque de réalisme notamment sur le plan des finances publiques – par exemple dans le cas de la mise sur pied d’un système d’assurance-maladie pour tous (Medicare for all) ou encore l’annulation de la dette étudiante de 45 millions d’Américains – ces mesures trouvent leur légitimité dans la croyance que les droits fondamentaux (quasi naturels) d’un peuple intrinsèquement vertueux doivent prévaloir sur les intérêts d’une élite corrompue.
C’est sans doute ce qui a contribué à tisser, autour de Sanders, un narratif favorable, reposant sur la métaphore de David contre Goliath – et qui s’est traduit par une couverture médiatique défavorable à l’establishment. La prégnance de ce discours est telle qu’il n’est plus seul désormais, en 2019, dans la constellation démocrate, à s’adresser directement au peuple, à aborder des enjeux en prise avec la paupérisation des travailleurs, à fustiger les élites et la prédation capitaliste.
Un an avant la prochaine élection présidentielle, la recomposition du Parti démocrate est devenue inéluctable. Pour autant, l’establishment peine encore à résoudre les tensions entre une « réaction épidermique au populisme identitaire de Donald Trump » et la tension « entre l’establishment (…) et la fraction populiste » du parti [5]. Paradoxalement, la version 2019 de la campagne présidentielle de Sanders a perdu de son unicité au sein du Parti démocrate, alors que d’autres candidats ont adopté – et normalisé – certains traits de son discours. Malgré tout, la portée de l’évolution populiste qu’il a engendrée demeure. Avec les risques de fractures électorales que cela comporte.
[1] Dieckhoff, C. Jaffrelot, É. Massicard, « Les pouvoirs populistes », dans L’Enjeu mondial. Populismes au pouvoir, Presses de Sciences Po, Paris, 2019.
[2] P . Mélandri, « La rhétorique populiste aux Etats-Unis », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 56, 1997, pp. 184-185.
[3] J. B. Judis, The populist explosion : how the great recession transformed American and European politics, New York, Columbia Global Reports, 2016.
[4] Jacques Rancière, « L’introuvable populisme » in Qu’est-ce qu’un peuple, Paris, La Fabrique, 2013.
[5] Lauric Henneton, « Trump, Sanders et la nouvelle donne populiste aux États-Unis », SciencesPo, Centre de recherches internationales, février 2018. Disponible en ligne.