Bangladesh. La misère des travailleuses du textile

No 082 - janvier 2020

International

Bangladesh. La misère des travailleuses du textile

Amélie Nguyen

De retour d’une mission intersyndicale au Bangladesh, l’autrice partage ses constats et impressions sur un implacable système d’exploitation [1].

L’écroulement du Rana Plaza

Un terrain vague comme les autres. Des plantes aquatiques qui poussent dans l’eau sale accumulée. Des déchets. Quelques briques sur le sol qui témoignent silencieusement de la tragédie qui s’est produite en 2013 : l’écroulement de l’édifice du Rana Plaza, qui abritait les ateliers de misère du textile, l’une des pires tragédies industrielles du 21e siècle. Au moins 1 135 morts et plus de 2 300 blessé·e·s, d’un seul coup, morts qui auraient facilement pu être évitées [2]. On nous dit qu’il y aurait encore une centaine de corps qui n’ont pu être récupérés sous les décombres, sous les herbes hirsutes que l’on regarde. Et pourtant, si peu de traces de recueillement. Seulement une petite statue à l’entrée qui dit que les victimes ne seront pas oubliées. Ce qui frappe pourtant, c’est l’odieux de l’indifférence pour les travailleuses du textile. Même dans la mort. L’oubli souhaité par les industriels qui poursuivent l’exploitation sans fin, presque comme si de rien n’était.

L’incendie du Tazreen Fashions

Un an plus tôt, en 2012, l’édifice du Tazreen Fashions avait été la proie des flammes, causant la mort de 112 travailleuses et travailleurs, enfermés dans l’édifice pour les assujettir à la tâche, pour ne pas qu’elles et ils quittent leur poste. De l’extérieur, les fenêtres souillées de suie, les bouches d’aérations déformées, laissent imaginer la souffrance et la puissance désespérée d’une dernière lutte pour la survie. Sans l’ingéniosité des organisations locales – comme le Bangladesh Center for Workers’ Solidarity (BCWS), dont les représentant·e·s se sont courageusement fait passer pour des journalistes, quelques heures après la tragédie, pour visiter le site –, le lien avec les grandes marques du vêtement que nous consommons ici aurait été occulté. On nous raconte des histoires d’horreur : « Deux femmes ont sauté par la fenêtre en se tenant par la main pour que leur corps soient retrouvés. L’une a survécu, l’autre s’est empalée dans les décombres. » « Un ouvrier a appelé sa mère pendant le feu pour lui expliquer qu’il n’arrivait pas à sortir de l’édifice et pour lui dire qu’il se cacherait dans la salle de bain en attendant les secours. C’est là qu’on l’a trouvé, quelques jours plus tard, mort, le téléphone à la main.  » Dans les décombres, des étiquettes de plusieurs compagnies transnationales ont été retrouvées sur les vêtements, ainsi que les documents écrits précisant les noms des marques qui sous-traitaient dans l’usine. Dans l’absence de transparence des chaînes d’approvisionnement mondiales, il s’agissait de l’unique manière de les faire réagir [3].

Un nouvel internationalisme syndical ?

Au Bangladesh, les organisations ne sont pas utopistes. L’une des demandes suite à l’écroulement du Rana Plaza souligne leur cruel réalisme : dans ce pays à majorité musulmane, où les obsèques sont très importantes, elles ont demandé qu’une banque des empreintes digitales des travailleuses et travailleurs soit constituée pour que les corps soient identifiables… la prochaine fois.

Depuis 2012, puis 2013, l’indignation et la solidarité internationale suscitée par les deux tragédies a permis plusieurs avancées, notamment quant à la sécurité des bâtiments et à certaines compensations financières aux victimes. Un accord volontaire tripartite et contraignant a été mis en place avec l’appui financier des Pays-Bas et des grandes marques qui y ont consenti : l’Accord sur la sureté et la sécurité des bâtiments. L’Accord liait les usines locales du textile, le gouvernement et de grandes organisations syndicales internationales comme IndustriALL et UNI Global Union. Il était aussi prévu que les transnationales du vêtement rendent publiques les endroits où elles se fournissaient au Bangladesh et qu’elles compensent les améliorations apportées par leurs sous-traitants bangladais. Les usines locales étaient appelées à s’engager à améliorer leurs pratiques sous peines de dénonciations publiques de la part de l’Accord, qui comprend notamment un organe d’inspection indépendant et la mise en place de comités de santé et sécurité composés de travailleuses et travailleurs dans toutes les usines visées. De ces usines, ce seraient 90 % des cas problématiques qui auraient rendu leurs édifices plus sûrs, les 10 % restants étant par ailleurs les édifices où les rénovations nécessaires seraient les plus importantes et coûteuses. Les travailleuses du textile ont témoigné sur place de leur appréciation de ce programme, qui leur permettait de dénoncer anonymement les abus à un intermédiaire indépendant. Or, ce programme initial de cinq ans, qui a été reconduit pour un an l’an dernier, dépendait beaucoup du financement international et de l’ouverture passagère des élites locales au dialogue, face aux dénonciations internationales. Après de fortes pressions du secteur manufacturier du textile, représenté par l’Association des manufacturiers et des exportateurs du textile du Bangladesh (BGMEA en anglais), dans quelques mois, ce programme, son personnel et les infrastructures bâties à grands frais lui seront cédées. Selon plusieurs syndicats et organisations rencontrés, cela équivaudra à rendre nulle son indépendance et signifiera concrètement la fin des recours indépendants possibles pour les travailleuses du textile lorsqu’il y a un danger pour leur sécurité ou que leurs droits sont bafoués. Malgré les avancées, que penser alors de la durabilité de telles expériences sociales, pilotées et financées de l’extérieur ?

Il est révélateur que les personnes représentantes officielles du ministère du Travail bangladais nous aient dit que « les compagnies sont aussi les politiciens. Elles sont le gouvernement ». En fait, au Bangladesh – le 3e joueur mondial de l’industrie textile – 4,5 millions de travailleuses [4] (puisque 75% des salarié·e·s sont des femmes) y sont employées, et plus de 80 % des exportations dépendent de ce secteur. La majorité des député·e·s élu·e·s sont eux-mêmes des propriétaires de manufactures locales du textile. Dans ce contexte politique bloqué, il est difficile d’envisager un changement rapide des lois ou de leur application favorable aux travailleuses et travailleurs.

La répression syndicale

Au début de 2019, une vaste mobilisation spontanée des travailleuses et travailleurs a mené à une répression sans précédent au pays. Le gouvernement n’avait accordé que la moitié de la hausse du salaire minimum demandée par les syndicats, et uniquement aux travailleurs·euses les moins qualifié·e·s. Le salaire minimum n’atteint aujourd’hui que 8 000 taka, soit 124 $CAN par mois, souvent pour 10 à 14 heures de travail par jour, sans congés maladie, sans temps pour la famille. Le rythme de production sous pression, qui suit les demandes de production à la demande des grandes marques, est intenable et cause de nombreux accidents [5]. Les patrons prennent prétexte de la hausse du salaire minimum pour demander une hausse de la productivité et limiter le nombre de travailleuses. Le harcèlement et les violences contre les femmes sont courants sur leur lieu de travail, contre une promotion, par exemple. Suite à la mobilisation, les propriétaires d’usines ont procédé à plus de 10 000 mises à pied en ciblant les personnes qui faisaient partie d’un syndicat ou celles qui demandaient la création d’un syndicat. Au Bangladesh, le droit de grève n’est reconnu que dans les syndicats enregistrés auprès du gouvernement. Il est extrêmement difficile d’obtenir cette accréditation comme syndicat indépendant, notamment parce qu’il ne peut y avoir qu’un syndicat par usine et que le patron en profite souvent pour mettre en place un syndicat corrompu à sa solde.

Selon l’équipe du BCWS, la répression antisyndicale est quasi systématique. Les personnes qui militent, pour la plupart peu scolarisées, sont de plus souvent mises sur une liste noire qui leur bloquera l’accès à toute manufacture du textile par la suite. Les travailleuses mobilisées sont fières et connaissent désormais leurs droits, mais sont condamnées à la survie, du moins pour un certain temps. Présentement, le BCWS et les syndicats bangladais tentent notamment d’aider juridiquement les personnes qu’on a accusées de méfaits et d’obtenir qu’on leur permette de nouveau de travailler.

Les organisateurs syndicaux, souvent des travailleuses qui ont elles-mêmes été mises à pied, sont régulièrement attaquées et menacées par des milices patronales et se sentent en grand danger. Mim, un travailleuse du textile, nous a dit : « Je vais mourir un jour, ce sera peut-être aujourd’hui, mais je ne vais pas arrêter de faire ce que je fais.  » Il y a quelques années, l’un d’entre eux a été kidnappé, torturé et menacé de mort par la police. Leur collègue, Aminul Islam, a été assassiné en 2012. Malgré tout, l’équipe met énormément d’efforts dans l’organisation des travailleuses et travailleurs qui n’ont pas beaucoup de temps, sont peu éduqués et ont peur de perdre leur emploi. Ils témoignent : « Chaque fois qu’un syndicaliste est mis à pied, il faut recommencer à zéro, alors que de convaincre un leader par usine prend déjà plusieurs années. » Ces personnes mises à pied en veulent parfois aux gens qui ont tenté de les organiser, ce qui affaiblit les organisations syndicales et devient lourd à porter. Stratégiquement, les organisateurs·trices en viennent à s’interroger : « Si les travailleuses qui défendent le syndicat se font mettre à pied et peinent à survivre ensuite, devrait-on toujours nous battre pour créer des syndicats ? » Mais ces personnes poursuivent la lutte car plusieurs d’entre eux ont vécu les conditions de travail dans les manufactures et ne les souhaitent à personne, parce qu’il faut que ça change. Plusieurs sont soumis à une surveillance constante de la part des autorités patronales ou policières. Des plans de crise sont prévus par le BCWS en cas de menaces ou de disparition d’un·e organisateur·trice.

Selon Rubana Huq, présidente du BGMEA défendant les intérêts patronaux, l’enjeu en est aussi un de redistribution des profits dans la chaîne de production. Lorsque les grandes compagnies répondent aux pressions internationales et font en retour pression sur leurs fournisseurs pour une amélioration des conditions de travail, ils ne paient pas nécessairement plus pour les produits, c’est donc les compagnies bangladaises qui font beaucoup moins de profits. Même si on admettait cyniquement que le principal avantage comparatif du Bangladesh demeure le faible coût de sa main d’œuvre, la menace des délocalisations est toujours possible et il serait très difficile pour les travailleuses de se trouver un autre emploi pour survivre dans ce cas.

Le Bangladesh est en fait un exemple parfait des dépendances causées par l’imposition d’une économie néolibérale et néocoloniale destinée à l’exportation. Ainsi, un représentant du Haut-commissariat du Canada au Bangladesh nous disait qu’avec la densité de population du Bangladesh, « il n’y avait pas d’alternative » à l’industrialisation de l’économie, à l’afflux d’investissements directs étrangers, pour favoriser la croissance.

Pour la prochaine génération

Durant notre mission, nous avons visité la petite maison de tôles d’une travailleuse, Helen. Il y a 25 ans, elle a quitté la campagne pour obtenir un meilleur emploi. Elle gagne 9000 taka par mois et vit dans une seule pièce où n’entrent que son lit et un petit comptoir où elle peut aligner ses quelques possessions, vaisselle, couvertures. L’immeuble abrite 48 familles et il n’y a que 13 brûleurs disponibles pour cuisiner, et 5 toilettes.

Helen tente difficilement de payer pour les études de son fils de 16 ans. Elle aimerait qu’il puisse avoir un meilleur emploi que le sien. Son mari a eu un accident et a dû aller vivre à la campagne où elle peut rarement le visiter, car elle n’a que peu de congés. Comme plusieurs travailleuses, sa principale demande est la hausse des salaires. Selon Oxfam Australie, les salaires actuels ne permettent pas à 9 travailleuses sur 10 produisant pour les compagnies australiennes de se nourrir et de nourrir leur famille convenablement [6].

Dans ce contexte complexe et noué, marqué par l’inégalité des rapports de force entre acteurs multiples, et où les responsables ultimes des violations des droits demeurent les grandes marques de vêtements en quête d’un profit destructeur des gens, des communautés et des écosystèmes, seule une voix forte solidaire et populaire pourra dénouer l’impasse dans laquelle se trouvent les syndicats et groupes de défense des droits bangladais. Un premier pas important : demander ici aux transnationales du textile un salaire viable tout au long de leur chaîne d’approvisionnement, qui permette à ces travailleuses de sortir du cycle de la pauvreté duquel elles sont prisonnières. En outre, il est urgent que le gouvernement du Canada adopte des lois qui permettent de sanctionner les compagnies transnationales canadiennes pour leurs violations des droits de la personne à l’étranger.


[1L’autrice remercie le Syndicat des Métallos de lui avoir permis de participer à cette délégation solidaire au Bangladesh en juin 2019.

[2Les travailleuses avaient vu les fissures dans les murs s’élargir au cours des jours précédant l’accident et ne souhaitaient pas entrer dans l’édifice le matin-même, mais y ont été forcées par le propriétaire de l’usine.

[3Compagnies : Walmart, El Corte Ingles (Espagne), KIK (Allemagne), C&A, Sean John’s Enyce, Edinburgh Woollen Mill (Royaume-Uni), Karl Rieker (Allemagne), Piazza Italia (Italie), Teddy Smith (France) et Disney, Sears, Dickies, Delta Apparel (toutes les quatre des États-Unis).

[4Voir Fiona Weber-Steinhaus, « The rise and rise of Bangladesh – but is life getting any better ? », The Guardian, 9 octobre 2019 et « RMG and Textile », 9 juin 2019, Databd.co. En ligne : databd.co/profiles/industries/profile-rmg-and-textile.

[5La production peut aller de 100 à 200 morceaux par heure.

[6Lisa Martin, « Workers making clothes for Australian brands can’t afford to eat », The Guardian, 25 février 2019.

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