La littérature et la vie
La disparition : deux variations sur un thème
On saurait difficilement trouver deux romans aussi dissemblables que ceux publiés cet automne par André Hamel et Jean-Simon Desrochers. Dans Le désarroi du vieil Hubert (Leméac, 2019), Hamel nous propose un récit intimiste centré sur la quête de sens d’un héros vieillissant face à une mort inéluctable. Dans Les limbes (Les herbes rouges, 2019), Desrochers évoque sur le mode descriptif la disparition du célèbre « Red Light » de Montréal, démoli pour faire place nette à la modernité conquérante des années 1960.
Le roman d’Hamel s’inscrit dans le prolongement de Mourir d’oubli (Leméac, 2017), récit sous forme de chroniques de la Mauricie, qui s’était avéré une révélation étonnante il y a deux ans. Sauf que cette fois-ci le projecteur est axé davantage sur le drame existentiel du héros-narrateur qui va vivre, selon le mot de Pascal, « une nuit de feu », une prise de conscience décisive au terme de laquelle il va trouver une sorte de quiétude face à la mort qui vient.
Le cadre demeure villageois puisque c’est le lieu d’inscription fondamental du héros au monde, qui, bien qu’intellectuel et considéré un brin original par ses concitoyens, y vit d’ordinaire une petite vie sage et réglée au quart de tour. Mais il est toutefois relégué au second plan d’un récit d’abord initiatique, conçu comme une sorte de messe, une expérience mystique au terme de laquelle le vieil Hubert retrouvera son âme et sa vérité naguère dispersées dans le désordre du monde.
« Je vis sur une corniche étroite, en surplomb d’un gouffre profond »
Cette phrase, qui revient comme un leitmotiv, une mélopée obsédante, est sans doute celle qui traduit le mieux l’état d’esprit d’Hubert, sa fragilité et son étrangeté : « Je suis, note-t-il, celui qui va et vient du monde à l’outremonde, du réel au surréel, du vrai à l’imaginaire ». Il est saisi au moment où, funambule sur une corde raide, il risque de chuter dans le « gouffre profond » d’où l’on ne revient pas, ce qui provoque en lui un sentiment de détresse. Cette sourde menace de disparition est préfigurée symboliquement par la « désertion » d’un vieil ami, Omer, cassant maison et cherchant refuge au Paradis du village, une résidence pour personnes âgées, véritable antichambre d’une mort indigne à laquelle on se résigne.
Le choc provoqué par le départ d’Omer déclenche chez Hubert un retour sur soi, sur son rapport au monde qui lui semble avoir été surtout une fuite se traduisant par de nombreux renoncements : découverte puis refus de tenir une « parole indisciplinée » pouvant révéler le monde lors d’une expérience de journalisme effectuée à l’adolescence ; découverte de la puissance de la parole théâtrale un peu plus tard, aussi rapidement abandonnée ; découverte également de la littérature lorsqu’il était étudiant, accompagnée d’une critique vive de son enseignement tel qu’on s’y livrait à l’université pontificale fréquentée dans sa jeunesse, critique légitime, mais le conduisant à s’écarter de son exercice jusqu’aux dernières années de sa vie où il vient enfin à l’écriture, retrouvant le goût de la « parole indomptée », dissonante et réfractaire.
Dans ces allers-retours de la mémoire, Hubert retrouve ce qu’il y avait d’authentique dans ces expériences, qui ont été autant d’occasions manquées, et il a bien l’intention de renouer avec la parole intempestive qui pourrait exprimer sa vérité profonde : « Il voudrait enfin vivre, penser et mourir autrement qu’on ne lui a appris, se délivrer de ses chaînes, et du coup délivrer son vieil ami Omer des siennes, celles qui le retiennent au Paradis du Village. Peut-on mourir plus librement qu’on a vécu ? se demande-t-il. »
De la libération de soi à l’émancipation d’autrui
Il entreprend alors, contrairement à ses déambulations de somnambule habituelles, un « voyage rédempteur » au cours duquel il croise dans le réel des petites rues du village ou dans son imagination fertile des amis d’enfance comme Ron Lalonde, qui lui a accolé naguère le sobriquet d’Hubert Hubert, et des amours de jeunesse, telle Bérangère Bélanger, qui pourrait lui inspirer, s’il y cédait, une « nostalgie mortifère », ou encore Marielle Vincent, une apprentie comédienne montée à Montréal et devenue « coiffeuse de théâtre ». Avec ces personnages fantasques et improbables, il décide de renouer avec le théâtre, conçu cette fois non pas comme une entreprise artistique, mais comme une expérience de vérité, « mise à nu dans lequel l’action déborderait largement le cadre étroit de la scène, un théâtre dans lequel nous serions les metteurs en scène du grand réveil de l’incroyance créatrice et libératrice ».
Emporté dans un délire mégalomane, Hubert en appelle alors à la création d’une Armée blanche qui pourrait se porter à la défense des droits des aînés, s’opposer à leur confinement et à leur rapetissement et se lancer à l’assaut du Vieux Monde pour en recréer un qui convienne à leurs véritables aspirations. Utopie sur laquelle se clôt le discours social enchâssé dans le soliloque du vieil Hubert qui se termine par son apprivoisement de la mort.
La terre-mère
Comment affronter la mort ? C’est là sans doute la question principale que soulève ce roman, qui l’innerve du début à la fin. Marque-t-elle une fin définitive, une disparition totale qui ne peut être que génératrice d’angoisse ? Ou est-elle un retour à l’origine, une dernière boucle à parcourir par les « boursouflures du monde » que nous sommes, « voyageurs immobiles, étoiles mortes, avant que nous arrive la nouvelle de notre naissance » ?
Au terme de sa nuit de feu, elle apparaît à Hubert sous la forme apaisante, réconfortante, d’« une mère qui nous tend les bras et nous accueille dans le giron du monde, duquel un jour nous nous sommes échappés sous le prétexte de naître », ou encore comme un marais qui symbolise le « recommencement » du monde, le « pays natal » évoqué par le Virgile d’Hermann Broch, dans lequel se rencontrent et fusionnent le vieil homme qui va mourir et l’enfant qu’il fut un jour dans la quiétude générée par le grand retour à la terre-mère. « Ce sera, et c’est en quelque sorte le dernier mot du récit, la nuit des temps, la nuit du recouvrement du monde », de la « complétude » dans lequel nous trouverons éventuellement notre accomplissement et notre résurrection.
C’est la « leçon » qui se dégage au terme de ce magnifique roman qui confirme ce que Mourir d’oubli avait révélé : la naissance – tardive – d’un écrivain qui, dans sa langue « surannée et malmenée » se situe à la hauteur des plus grands, évoqués allusivement dans le récit : Broch, Lawrence Durrell, William Faulkner, Fernando Pessoa et Marcel Proust.
Déclin et métamorphoses : la disparition d’un monde
Dans Les limbes, Jean-Simon Desrochers nous introduit dans un univers qui se présente comme la contrepartie négative du monde immobile qu’habite le vieil Hubert : celui, effervescent mais déstructuré du célèbre « Red Light » montréalais, lieu du stupre et du crime, de la fête et de la mort entrelacées.
En cela, ce récit renoue avec La canicule des pauvres (Les herbes rouges, 2009), roman qui a fait connaître l’auteur et a assuré sa notoriété il y a dix ans et dans lequel il construisait un univers social de paumés gravitant dans un immeuble délabré, Le Galant. Celui-ci apparaît comme la dernière incarnation du lupanar dans Les limbes, dont l’évocation est effectuée à partir du regard singulier d’un enfant qui y a vécu et grandi.
Celui-ci est par ailleurs le héros d’un récit d’apprentissage, qui constitue le deuxième volet du roman, et qui nous conduit du monde de l’enfance et de l’après-guerre au surgissement, dans les années 1960, de la modernité et de l’éveil concomitant du néonationalisme. C’est ce monde en mutation rapide qu’aura à affronter Michel Best, devenu une sorte d’agent double, d’« irrégulier », pour reprendre une expression de Jacques
Ferron : une « taupe », une hydre à plusieurs têtes, servant tour à tour le crime organisé, la police et même, à sa manière, le mouvement indépendantiste naissant pour lequel il éprouve de la sympathie. C’est la ligne politique et policière qui structure la deuxième partie du roman après son décrochage du monde des bordels.
L’empire du lupanar
Michel Best naît ainsi au début de la Deuxième Guerre mondiale dans un lupanar célèbre de la rue Sainte-Élisabeth situé en plein cœur du quartier chaud de Montréal. Fils d’une prostituée qui, tombant enceinte, connaît son « arrêt de mort », Michel est pris en charge, après le décès effectif de la mère, par la tenancière du bordel et la blonde de celle-ci qui prendra plus spécifiquement en charge son éducation.
C’est par le regard d’enfant de Michel, d’abord naïf puis bientôt déniaisé, que passe la description du monde de la prostitution sous la forme de la maison close qu’elle revêt dans le contexte de l’époque. C’est une institution qui possède sa hiérarchie, qui est dirigée par une « tenancière officielle », doublée d’une officieuse affublée souvent d’une fausse identité, elles-mêmes placées sous l’autorité d’un caïd de la pègre, plus ou moins en cheville avec la police. Elle comprend des catégories de prostituées, de la vedette qui peut imposer des tarifs élevés aux clients aux déclassées qui doivent se contenter de peu et qui, contre une certaine sécurité assurée par la maison, sont réduites à l’esclavage.
Cet univers clos va se métamorphoser, au fil des années, en maisons semi-ouvertes, favorisant le recrutement de clients rabattus par les taxis, avant de devenir des « tourist rooms », forme moderne et libérale de la prostitution qui conduit elle-même ultimement aux « escortes » indépendantes ou travaillant en agences.
Best, grandissant dans cet univers, sert de prétexte à cette évocation sociographique du milieu qui est une composante centrale du roman. Il échappe à la loi d’airain de cet univers, qui le voue au banditisme, grâce à l’éducation de Janine, tenancière officieuse de la maison où il vit et d’un tuteur particulier qui l’initie au monde de la pensée et de l’écriture, grâce aussi à la protection du caïd local qui le destine à une vocation de flic, espérant s’en servir comme indicateur et couverture pour ses activités criminelles. C’est en ce point que le roman connaît une bifurcation, prenant désormais la forme d’un polar à dimension politique.
La taupe à trois têtes
Au début des années 1960, Best, qui est animé par un certain idéalisme, fait la connaissance du mouvement indépendantiste, à travers de nouveaux amis qui appartiennent au RIN et dont certains flirtent avec le FLQ. C’est alors qu’il devient agent d’information de la police, tout en se prêtant à un double jeu, prétendant servir aussi le mouvement indépendantiste.
Best s’éprend même d’une passionaria du mouvement, tout en la soupçonnant d’appartenance au FLQ, et va jusqu’à l’épouser en dépit du bon sens. Celle-ci morte d’un accident de voiture, il s’éprend d’une avocate qu’il pense être une nouvelle incarnation de la « Guêpe noire », une meurtrière en série, dont il essaie en vain de retrouver la trace derrière des assassinats dont le motif paraît être la recherche de financement pour les activités clandestines du mouvement terroriste ! C’est ainsi que le roman prend la forme d’un polar politique à l’allure par moments très rocambolesque, la mort de Best lors d’une baise accompagnée de gestes de strangulation, victime de la Guêpe noire, en étant l’expression ultime.
Le « résumé » présenté ici de manière schématique donne une idée de l’approche de Desrochers qui conçoit, depuis la Canicule des pauvres, ses romans comme des machines parfaitement huilées. Il en résulte des constructions très efficaces, dans lesquelles le lecteur se retrouve aisément mais qui, par cela même, risquent de le laisser froid par leur aspect constructiviste, à l’instar par exemple des grandes compositions architecturales d’un John Dos Passos auxquelles ses romans font penser.
Cette perspective précise, minutieuse, quasi clinique s’oppose, assez radicalement, à celle, délibérément « surannée » et chatoyante, mise en œuvre par André Hamel. Elles correspondent toutefois à des projets différents : exprimer la disparition du moi dans sa dimension ontologique et existentielle et celle du monde dans sa teneur historique et sociale. Entreprises réussies dans les deux cas !