La littérature et la vie
Quand le temps devient fou
L’expression « temps fou » désigne d’abord une revue culturelle et politique ayant connu deux moments : une première existence couvrant les années 1978-1983, suivie d’une seconde, un rebondissement dix ans plus tard de 1993 à 1998. Véronique Dassas, auteure de Chronique d’un temps fou [1], a participé aux deux périodes de cette aventure, dirigeant la deuxième mouture de la revue avec enthousiasme et brio.
Le temps fou désigne également une atmosphère plus englobante, qualifiant notre époque depuis, en gros, les années 1980, qui serait caractérisée par un temps déréglé, sorti de ses gonds, dont les guerres récentes seraient un des principaux symptômes, un retour de la barbarie sous des formes sophistiquées. C’est cet air du temps qu’évoque l’auteure dans la première partie de son livre, tandis que la seconde est constituée « d’exercices d’admiration », constituant autant de célébrations d’écrivain·es et d’artistes particulièrement affectionné·es.
Bifurquer
Si les sujets abordés sont nombreux, ils relèvent toutefois d’une approche générale que Dassas qualifie de bifurcation, dans laquelle il s’agit non seulement de critiquer les productions culturelles et les pratiques politiques d’aujourd’hui, mais d’en imaginer, d’en inventer de nouvelles dans une période où l’utopie d’une révolution globale, qui avait inspiré les militant·es des années 1960-1980, est disparue, sauf dans quelques groupes ultraminoritaires.
L’effervescence culturelle remplace depuis les années 1980 la désaffection politique. Les nouveaux créateurs et les nouvelles créatrices sont souvent, dans cette perspective, des militant·es reconverti·es qui deviennent acteur·rices dans les milieux de l’art et de la communication ou qui se professionnalisent : d’étudiant·es contestataires, ils et elles deviennent par exemple des professeur·es bien intégré·es dans les institutions qu’ils et elles critiquaient naguère.
Dassas, pour sa part, se tient à la fois à l’intérieur et en dehors de cette transformation générale par son approche oblique caractérisée par une lucidité qui ne laisse guère de place aux illusions lyriques.
Guerre à la guerre
Son invention d’un « abécéguerre » pour désigner les véritables motifs des guerres contre l’Irak témoigne de cette prise de conscience de la réalité concrète de ces affrontements, très différente de la rhétorique « démocratique » qui les légitime. La guerre soi-disant « juste » pour la « libération » du Koweït en 1991 s’avérera dans les faits un véritable massacre, dont les victimes se compteront à quelques centaines pour les Américains et leurs alliés et à plus de 100 000 du côté irakien. Il en ira de même pour la seconde guerre du Golfe en 2003, justifiée par la présence présumée d’armes de destruction massive dont l’existence ne sera jamais prouvée et qui ne « fut, note Dassas, qu’une vaste mise en scène indigne d’Hollywood ». On pourrait en dire autant pour l’Afghanistan tenu pour responsable de la destruction des tours de New York en septembre 2001, dont l’invasion sera considérée comme nécessaire et juste sous prétexte qu’al-Qaïda y avait son QG.
Cette lucidité et cette vigilance sont également présentes dans l’analyse que propose l’auteure de la guerre entre la Russie de Poutine et l’Ukraine. Dans ce conflit, elle donne tort à Poutine et, dans une moindre mesure, à Zelensky pour son nationalisme guerrier, guère porté, comme son adversaire, à des compromis et elle prône une « trêve », afin de comprendre un peu mieux les fondements historiques et politiques de cette guerre qui apparaît absurde et impensable à première vue. Cela permettrait de s’interroger notamment sur le rôle de l’OTAN dans cet affrontement, engagement qui implique une généralisation de la guerre, un accroissement des armes et, du coup, du nombre de morts. Cela permettrait également de réfléchir sur la russophobie qui s’est emparée de l’Occident au point de s’en prendre à la culture russe, autrefois louangée, et devenue objet de suspicion dont il convient de se méfier. Bref, elle propose des nuances qui s’opposent à la seule logique guerrière au nom de la complexité et de la nécessité de savoir sans donner raison pour autant à Poutine et à sa volonté impériale.
Sur un autre plan, bien que féministe convaincue, Dassas s’interroge sur la nécessité de la présence des femmes dans les armées revendiquée au nom du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. S’adressant à ses amies féministes, elle affirme que cela ne justifie pas « qu’il nous faille passer par toutes les institutions que les hommes ont taillées à leur image en nous conformant à leurs règles, à leurs perversions, à leurs barbaries ». Et elle conclut : « je pense que l’armée, comme la police, ne sont pas faites pour les femmes », car ce sont des « institutions massacreuses ».
Féministe inorthodoxe ?
Cette conception souple du féminisme sous-tend son analyse de la critique féministe du film célèbre de Denys Arcand, Le déclin de l’empire américain, qui fut l’objet de controverses passionnées au moment de sa sortie en 1986. Succès de salle, note Dassas, le film devient bientôt « succès de salon » qui fait beaucoup jaser dans les chaumières du Québec, y compris dans le camp des féministes. On lui reprochera entre autres de reprendre à son compte des représentations sexistes et éculées de la femme qui sont une caricature de sa condition réelle dans la vie sociale. En cela, le film constituerait une sorte de mensonge, sinon une trahison, des femmes et de leurs combats pour l’émancipation et du coup son auteur est considéré comme conservateur, sinon réactionnaire, et profondément machiste.
Cette critique contient une part de vérité, bien entendu, mais elle est limitée, remarque Dassas, par les « simplifications de l’idéologisme » qui s’en tient aux représentations explicites des femmes sans tenir compte du regard et de la vision du monde du cinéaste, essentiellement pessimiste et qui n’épargne pas davantage les hommes, relevant plutôt d’un cynisme généralisé en ce qui a trait à la condition humaine et à l’avenir d’un monde voué au déclin. « Les choses sont plus complexes », note l’auteure, que ce que met en relief une certaine critique féministe qui insiste davantage sur la justesse (ou non) des représentations des femmes que sur le fondement qui la soutient : une vision profondément satirique et critique de la décadence non seulement de l’empire américain, mais du type de civilisation mortifère qu’il répand sur l’ensemble de la planète.
La venue à l’indépendantisme
On retrouve cette attitude nuancée dans le traitement que réserve Dassas au nationalisme qu’elle associe d’emblée à la xénophobie, voire au racisme, et qu’elle perçoit sur le mode de la tragédie, sous la forme du fascisme ou du national-socialisme davantage que sous celle des luttes pour la décolonisation.
C’est la situation du Québec où elle arrive dans les années 1970 qui lui fera connaître la dimension positive de l’indépendantisme dans sa phase progressiste que lui présentent des amis de gauche : « Et moi qui n’aimais ni le peuple, ni les nations, ni les élections, écrit-elle, je devins indépendantiste par sympathie. » L’adhésion à l’indépendantisme, favorisée par la contagion amicale, vaut toutefois dans la mesure où elle est une composante d’une lutte plus générale pour l’émancipation qu’elle retrouve dans le PQ des débuts, dont elle prendra ses distances lorsqu’il paraîtra s’engager dans le nationalisme identitaire qui émerge déjà au début des années 1980 et qui s’imposera au premier plan dans les années récentes. Elle s’inscrit donc dans le courant indépendance-socialisme prôné par Parti pris, revue phare des années 1960 et qui innerve le RIN et le PQ dans sa période d’émergence.
Sur tous les sujets qu’elle aborde, Dassas propose une analyse fine et pénétrante reposant sur un fond de scepticisme qui favorise un questionnement critique qui s’exprime toutefois sur le mode empathique. Les exemples évoqués ici, prélevés sur un large corpus, en témoignent de même que les « exercices d’admiration » qui constituent la deuxième partie de son livre.
Éloge des singularités
Les personnages évoqués dans cette partie se distinguent par leur profonde humanité ou leur destin original et parfois fantasque. J’en retiens ici deux à titre d’exemples parmi une dizaine décrits par l’auteure.
Primo Levi, auteur de Si c’est un homme [2], incarne le premier cas de figure. Détenu durant la dernière année d’existence d’Auschwitz, il a décrit la condition effroyable des prisonnier·ères dans un enfer qui n’a d’autres lois et d’autres règles que celles de la survie à tout prix, y compris au détriment des autres incarcéré·es. Dans cet univers insensé, il n’y a que deux sortes d’individus : ceux que l’on considérerait dans la vie ordinaire comme des profiteurs qui recourent à tous les moyens pour demeurer vivants, y compris au détriment des autres qui, pour leur part, en raison de leur vulnérabilité et de leur faiblesse, sont voués à devenir des « musulmans », c’est-à-dire des morts-vivants condamnés à une mort aussi indigne que certaine.
Dans le camp, il n’y a pas de troisième voie, de conduite qui permettrait de vivre dans la décence. On survit dans l’infamie et grâce à la chance davantage que par le courage et le mérite. Du moins c’est la conclusion que Levi tire de son expérience à Auschwitz et qui la rend particulièrement éclairante pour Dassas.
Le personnage de Patrick Straram pourrait apparaître comme l’envers, le négatif du portrait de Levi, endossant plutôt celui de l’intellectuel excentrique et irresponsable. Français et parisien, issu d’une grande famille bourgeoise, il déserte l’école et la famille au profit de la vie de bohème dans les clubs et les bars de Saint-Germain-des-Prés dès l’adolescence. En 1958, il s’installe à Montréal où il se fait rapidement connaître dans le milieu culturel, se liant d’amitié avec tout ce qui compte dans cet univers en ébullition. Il s’implique à la revue Parti pris dans laquelle il tient une chronique significativement intitulée « Interprétations de la vie quotidienne ». Ce sont surtout des textes autobiographiques dans lesquels il s’explique sur sa quête de l’absolu à travers des conduites extrêmes comme ses fameuses « dérives », déambulations accompagnées de beuveries, qui lui donnent une image de délinquant intellectuel qui fascine certain·es et qui en rebute d’autres.
Il est ensuite attiré par la contre-culture. Il aime le mode de vie de ses adeptes axé sur l’importance de la vie quotidienne et la place qu’elle accorde au sexe, aux drogues et autres pratiques de la marge. Et il vit de petits contrats et d’expédients, devenant de plus en plus pauvre et malade au fil des années, sombrant dans le désespoir et mourant de ses excès en tous genres qui comportent une dimension suicidaire.
Par sa trajectoire, Straram incarne à sa manière la figure de l’écrivain maudit. Il est admiré par Dassas parce qu’il fait partie des rares individus qui agissent selon leurs convictions, sans compromis, quitte à payer un lourd tribut. C’est cette détermination qu’elle met en relief et qui n’est pas le moindre mérite d’un personnage haut en couleur, dans son œuvre comme dans sa vie.
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Le livre de Véronique Dassas s’offre comme un témoignage passionnant, autant dans sa dimension critique que dans son éloge de ceux et celles qui se proposent toujours de transformer le monde dans les périodes favorables comme dans celles rongées par le doute et le désespoir. Il évoque à sa manière fine, souple et nuancée la transition qui s’opère entre la période des grandes espérances des années 1960-1980 et celle des grandes déceptions que nous connaissons aujourd’hui à travers les événements et les acteurs qui l’ont marquée pour le meilleur et pour le pire. En quoi, elle offre, de manière pointilliste, une fresque historique qu’on a tout intérêt à connaître pour mieux saisir les enjeux auxquels nous sommes actuellement confronté·es.
[1] Véronique Dassas, Chronique d’un temps fou, Montréal, Lux éditeur, 2023.
[2] Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996. Publié en italien en 1947.