Numérique à l’école : l’idéologie technopédagogique au service de la marchine

No 096 - Été 2023

Éducation

Numérique à l’école : l’idéologie technopédagogique au service de la marchine

Wilfried Cordeau, Éric Martin, Sébastien Mussi

Au printemps 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué en quelques semaines la généralisation du télé-enseignement à tout le système scolaire. Marqués par cet événement exceptionnel, les enseignants de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi ont engagé une réflexion critique sur la profondeur, l’étendue et les conséquences de l’emprise technologique sur l’institution scolaire. Je les ai rencontrés autour de l’essai Bienvenue dans la Machine [1] qui en a résulté.

À bâbord ! : Quelle est cette Machine dont vous faites la critique dans votre livre ?

Sébastien Mussi : La Machine, c’est d’abord tout l’arsenal informatique qu’on essaie d’imposer dans les écoles par tous les moyens. C’est l’informatisation de l’école, l’abstraction de tous les rapports humains dans l’enseignement. Mais on parle aussi de la Machine dans un sens plus large. Il y a la Machine capitaliste, où tout est réduit à ces calculs de coûts-bénéfices, de rationalité, de rentabilité et de risques, et où on ne voit plus du tout ce qu’il y a d’autre, c’est-à-dire le facteur humain. Aujourd’hui, dans plein de domaines, et j’inclus l’école là-dedans, on est en train de donner le relais aux machines pour des fonctions de soin, qui ont trait au sensible, un domaine qui n’est pas celui du calcul et qui ne devrait pas l’être. Et puis il y a évidemment la Machine au sens de système. Et donc on voit que ces différents aspects s’imbriquent, se mêlent et se confondent de plus en plus, mais œuvrent dans une même direction.

ÀB !  : Cette informatisation de la société et de l’école se déploie-t-elle de manière plus marquée depuis la pandémie ?

S.M. : C’est un mouvement qui préexistait à la pandémie, mais qui s’est accéléré grâce à elle. Et c’est un mouvement profond : tous les domaines qu’on peut informatiser, abstraire ou virtualiser, on est en train de le faire. Dans les établissements scolaires, l’informatique est omniprésente : on entre les notes sur un logiciel, on communique avec l’administration ou les étudiants par courriel ou portail, on se réunit via des plateformes, les relations avec les collègues sont remplacées par des sondages en ligne… On est en train de vivre une abstraction de tous les actes de l’école, et bientôt probablement de l’enseignement lui-même, en se coupant de ce fondement qui est la parole, la discussion, l’écoute de l’autre, la collaboration au profit du sondage d’opinion, du clavardage, d’un contact avec un écran.

Éric Martin : On voit que la technologie est devenue la panacée en général pour répondre à chaque problème qui apparaît en éducation. Il manque de locaux ? On va déployer le télé-enseignement. Il y a un problème de gestion de classe ? On fait entrer un logiciel développé par une entreprise capitaliste propriétaire qui va s’en mettre plein les poches. Il y a un recours presque réflexe à l’accroissement de l’emprise de la médiation technique en remplacement du lien humain, une sorte de mantra idéologique, à tel point que même les effets négatifs sont évacués ou niés. Pourtant les études se multiplient et démontrent les problèmes de toute sorte qui découlent de l’usage croissant des appareils électroniques. Je pense qu’on a affaire à une idéologie générale, autour de la technopédagogie, qui est devenue inquestionnable, vertueuse, et qu’on achète aveuglément, sans envisager la moindre remise en question de sa pertinence.

ÀB ! : À terme, quels risques anticipez-vous pour une institution comme l’école ?

S.M. : On voit que tous ces éléments marchent ensemble, en réalité, qu’ils participent d’un même projet. Il y a des énoncés ou une attitude similaire entre les décisions gouvernementales et les rapports de l’OCDE qui laissent croire qu’il y a clairement un alignement idéologique, et une continuité. La volonté d’assouplir la formation, le découpage des disciplines en compétences pour pouvoir monter des programmes à la pièce pour l’entreprise, l’idée de deschooling, de déléguer à des ressources externes privées la gestion des infrastructures informatiques, etc., tout ça participe d’un même projet à long terme, d’une même conception de l’école. On voit qu’on veut redessiner pour le 21e siècle des écoles qui vont se contenter de développer les seules compétences transversales nécessaires pour la masse des travailleur·euses interchangeables dont on a besoin pour le socle économique, pendant que les privilégié·es destiné·es aux professions libérales auront accès aux fondements de l’économie du savoir et continueront d’être privilégié·es.

É.M. : Je pense que le tout-au-numérique relève d’une stratégie de remplacement. D’après les documents de l’OCDE, le scénario le plus probable est l’abolition à terme des écoles physiques pour aller vers un système d’apprentissage en réseau où chacun serait branché devant sa machine dans une société du télé-everything, où non seulement l’enseignement, mais l’ensemble des activités sociales, la médecine, la justice ou n’importe quelle autre institution, serait accessible à travers l’ordinateur. En éducation, on aurait accès à des fournisseurs de compétences en ligne, offrant des programmes à court terme bricolés pour les besoins économiques temporaires du moment. C’est un modèle qui va permettre de liquider non seulement la force de travail, mais même les bâtiments, qui de toute façon sont vétustes, trop petits et coûteux, et de mettre en concurrence des centaines de fournisseurs dans un grand marché mondial de l’enseignement. Le projet, c’est en fin de compte une forme de dénationalisation de l’enseignement dans tous les sens, c’est-à-dire que l’État se décharge et qu’il accepte de déterritorialiser sa compétence et de la soumettre à l’assaut des compétiteurs privés internationaux.

ÀB ! : Comment arrête-t-on cette Machine ? Y a-t-il de l’espace pour résister à sa marche infernale ?

S.M. : Cet espace, il ne faut pas l’attendre, il faut le créer. Cette résistance-là, à mon sens, actuellement, elle ne peut passer que par les profs, et il y a toujours un espace qui est encore préservé – pour combien de temps, on verra – c’est la salle de classe elle-même. Or, actuellement, on met la pression sur les jeunes pour qu’ils apprennent à s’adapter et à se conformer à la technologie, en somme à se faire avaler par la Machine. On n’est pas du tout en train de leur donner ce qu’on pourrait appeler une littératie numérique. Je pense qu’il faudrait plutôt les équiper pour pouvoir contrôler les machines. Il faut leur parler de la technologie, de son accélération, de la manière dont ça fonctionne, leur donner des cours de programmation fondamentale, qu’on leur explique ce qu’est un ordinateur, un réseau, Internet, comment c’est branché sur la société, à quoi ça peut servir, quels en sont l’historique, les limites, les dangers. Qu’ils puissent s’approprier ces questions-là et amorcer une réflexion critique qu’on approfondit ensuite en classe. C’est un travail important à faire, c’est le monde dans lequel on vit, on ne peut pas l’ignorer. Mais on ne peut pas non plus rester passif·ves et les abandonner à eux- et elles-mêmes.

É.M. : Il y a une réflexion critique profonde à faire actuellement, et c’est pour ça qu’on demande un moratoire sur l’informatisation de l’école. D’abord, il faut résister au niveau local, refuser cette marche forcée qui n’a pas démontré sa pertinence et qui démontre plutôt ses effets néfastes pour les jeunes et le corps enseignant. Ensuite, il faut faire pression sur les pouvoirs publics pour y mettre un frein tant qu’on n’a pas une idée claire de ce qu’on veut faire. Actuellement, on nous présente le projet d’éducation du 21e siècle comme l’inévitable adaptation à la société cybernétique, c’est l’école assujettie à l’idée d’un 21e siècle de l’accélération technique. Cette école des machines, c’est le projet d’école d’une élite oligarchique. Alors que nous avons plutôt besoin d’une éducation du 21e siècle qui réponde aux défis d’une société écologique, rationnelle, démocratique, égalitaire. Notre projet alternatif d’école est donc étroitement lié au projet politique contre-hégémonique que nous devons imaginer pour la société à venir. C’est pourquoi il faut qu’on commence par se réapproprier le pouvoir démocratique dans les écoles et dans la société en général, pour renverser la tendance par la base.


[1Éric Martin et Sébastien Mussi, Bienvenue dans la Machine. Enseigner à l’ère numérique, Montréal, Écosociété, 2023, 181 pages.

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