Dossier : Bibliothèques. Enjeux et mutations
Copibec ou la vie sauvage
Exceptions aux droits de reproduction
En septembre 2017, la Cour d’appel du Québec autorise un recours collectif de Copibec contre l’Université Laval. La société de gestion collective des droits d’auteur reproche à l’institution de ne pas avoir signé de contrat pour la reproduction de textes. Au cœur de l’enjeu : le recours aux exceptions prévues au droit d’auteur, qui permettent l’« utilisation équitable » et la reproduction d’œuvres pour des fins pédagogiques et de recherche.
Normalement, le contrat ou la licence Copibec permet aux institutions signataires de reproduire jusqu’à 15% des œuvres en échange d’un montant par étudiant. Le contrat prévoit aussi la collecte d’informations sur la reproduction de ces œuvres, afin de pouvoir redistribuer les sommes perçues aux auteur·e·s.
Le ministère de l’Éducation a signé une telle entente avec Copibec pour l’enseignement primaire et secondaire, alors que les institutions d’enseignement supérieur, elles, sont autonomes. Elles ont donc toujours eu le choix d’accepter une telle entente ou de la refuser si elles considèrent que les exceptions prévues dans la loi sur le droit d’auteur l’autorisent à reproduire les œuvres. Il y a quelques années, ailleurs au Canada, des dizaines d’universités et de collèges ont décidé, à la suite d’une hausse très importante du coût de la licence, de ne pas signer d’entente avec Access Copyright, société qui joue le même rôle que Copibec hors du Québec.
L’Université Laval est la première institution québécoise à prendre une telle décision. Dans la saga judiciaire qui s’amorce, on devra se questionner sur l’équilibre à établir entre les droits des créateurs (représentés par Copibec) et le droit du système d’enseignement à pouvoir reproduire les œuvres, et ce, particulièrement dans un contexte où les bibliothèques universitaires délaissent les œuvres sur papier et allouent des millions de dollars annuellement à la numérisation de leurs collections. Ces rapides numériques provoquent toutefois l’érosion du delta fertile des bibliothèques.
Une histoire en forme de fable
Le cas de l’Université Laval peut être illustré par une fable. Celle-ci se déroule sur une île déserte et mystérieuse que nous nommons Numérie, où la pauvre Laval se trouve en ce moment seule.
L’histoire ne dit pas exactement comment Laval s’est retrouvée sur l’île de Numérie. Il semble qu’elle y soit de son propre chef, ayant plongé tête première pour franchir le détroit de l’Innovation, mais toutes les voix s’entendent pour dire qu’elle s’y trouve échouée. Quant à lui, l’amiral Copibec a dépêché le navire Recours Collectif et demande à ses hommes de montrer à Laval le droit chemin et, surtout, le respect de la propriété d’autrui. Il ne faudrait surtout pas que les amies de Laval plongent aussi.
Depuis trois ans, les hommes de Copibec ne font que parlementer sur la grève pour décider comment saisir convenablement Laval. Nous n’en savons pas plus sur leurs plans pour l’avenir, nous présumons leur désir de revenir en arrière. Ces longs prolégomènes ont laissé le temps à Laval d’explorer l’île de Numérie, de s’y installer et de découvrir les natifs qui la peuplent, la tribu du Houèb. Elle s’est liée d’amitié avec l’un d’entre eux, un ancien qu’elle nomme affectueusement Oncle Sam, qui lui montre que la propriété privée n’est pas la seule façon de réfléchir à la vie.
Pour plusieurs, l’île de Numérie semble inaccessible, car ils n’ont pas les moyens de résoudre la tension entre le droit naturel de propriété et l’utilitarisme.
Car la tribu du Houèb possède d’anciennes et étonnantes légendes qui démontrent comment prospérer sur Numérie. À première vue, il semble nécessaire de bafouer la propriété privée pour réellement se l’approprier. Que nenni. Laval a compris une subtilité, défendue par Oncle Sam, qui échappe aux continentaux : il est essentiel de briser la pensée unique entourant le droit naturel de propriété. L’autre approche consiste à promouvoir les exceptions au droit de propriété au nom du bien public, incluant celui des titulaires. En fait, la somme de tous les droits de propriété constitue une richesse dont la valeur dépasse leur manifestation individuelle. Ce faisceau de droits constitue un bien commun. Sur l’île de Numérie, il est plus simple de faire émerger ces communs et de bâtir des institutions privées pour les faire fructifier, en tandem avec le contexte des droits de propriété d’autrui. Il faut impérativement conjuguer le droit naturel de propriété avec leur utilité. Il n’est pas dans notre culture de réfléchir ainsi et nous en souffrons.
Pour plusieurs, Numérie semble inaccessible, car ils n’ont pas les moyens de résoudre la tension entre le droit naturel de propriété et l’utilitarisme. Certains cas permettent de proposer des balises. Par exemple, le cas de Laval se distingue du cas de Claude Robinson, car les deux se situent respectivement en aval et en amont des corporations qui exploitent les œuvres. Une analyse selon le concept de propriété est plus pertinente pour contextualiser la relation entre les créateurs et leurs partenaires (sic) industriels. Une fois passée dans le collimateur de la diffusion, la nature même du contexte change. Plus on s’éloigne des créateurs, plus il est pertinent de réfléchir au contexte économique et social de l’utilisation des œuvres, son aspect de bien public, de bien commun. Laval semble être la seule parmi ses amies à saisir cette subtilité.
Mais, notre histoire tire à sa fin et nous laissons Oncle Sam et Laval sur la grève à discuter des légendes de la tribu Houèb en observant les parades des hommes de l’amiral Copibec.
Pour ne pas tout perdre
Quel est le dénouement de ce récit ? La réponse est pourtant évidente ! Peu importe ce qui sera décidé à la fin, les choix et gestes de l’équipage du Recours Collectif et d’amiral Copibec sont éloquents. Ils démontrent la mesure du gouffre qui nous sépare de l’île de Numérie. Au lieu de réfléchir à leurs pratiques pour s’approprier ce nouvel espace de possibilités, ce qui découle naturellement des actions de la pauvre Laval, ils ont recours au strict cadre légal pour imposer leur façon de voir à celle-ci. Dans ce contexte, la défense de la propriété s’impose, au détriment du bien public et des communs. Et nous perdons tous. Cette myopie masque la face de notre culture et nous berne avec un faux sens du devoir accompli.
Traditionnellement, auteur·e·s et militantisme font bon ménage. Leurs luttes sont nombreuses et nécessaires. Mais la morale de notre histoire est toute autre. Peut-être devrions-nous plutôt comprendre le geste de l’Université Laval comme une revendication, une forme de résistance face à l’ordre malsain de la propriété.
La question fondamentale est de savoir quel est le rôle du militantisme et de nos institutions publiques dans le cas présent. Quelle est la responsabilité des auteur·e·s face au monde changeant de l’édition numérique ? Y a-t-il place dans ce débat pour une réflexion qui nous mène à contre-courant de la doxa contemporaine ?