Les stages rémunérés, c’est CUTE !
Entrevue avec les militantes Camille Tremblay-Fournier et Sandrine Belley
D’abord parue en une version courte publiée dans le numéro 73, voici la version plus élaborée de la rencontre avec ces militantes. Nous la publions aujourd’hui puisque les Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) profiteront de la journée des droits des femmes pour appeler à l’action et diffuser les perspectives féministes de cette campagne, intrinsèquement liée à la reconnaissance et la valorisation du travail invisible des femmes.
ÀB ! : Quelle est l’histoire de votre comité ? Quels sont ses objectifs ? Quel est son fonctionnement ? Qui y adhère ? Combien de membres ? En bref, qui êtes-vous ? Quelles sont les organisations qui vous appuient ?
Les Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) sont des groupes autonomes vis-à-vis des associations étudiantes qui s’organisent pour la reconnaissance et la valorisation du travail étudiant sur différents campus collégiaux et universitaires québécois depuis l’automne 2016. Ils sont composés d’individus variés, principalement des femmes, intéressés à mettre en branle une campagne de mobilisation pour la reconnaissance de l’activité étudiante en tant que travail qui mérite salaire et conditions décentes. En outre, cette campagne politique s’attaque à la rémunération des stages, la partie la plus visible du travail étudiant, en invitant les stagiaires à s’organiser en vue d’une potentielle grève générale pour la rémunération de tous les stages, quel que soit le niveau d’études. À l’heure actuelle, les stages non rémunérés se retrouvent toujours dans des domaines peu valorisés et à forte prédominance féminine, correspondant à la division genrée du travail (éducation à l’enfance, enseignement, travail social, soins infirmiers, etc.). Cette campagne est donc aussi un appel à une grève des femmes qui pourrait faire éclater au grand jour la valeur du temps de travail accompli, en revendiquant la mise à terme du temps volé aux stagiaires, la reconnaissance du travail gratuit par un salaire et le contrôle des conditions de travail par celles qui l’exécutent.
En 2017, les CUTE ont décidé de créer des coalitions régionales sur rémunération des stages, où sont regroupées des associations étudiantes, des groupes politiques et communautaires, des individus et des syndicats pour élargir la mobilisation en faveur de la rémunération des stages. À ce jour, il existe des coalitions régionales à Montréal, à Sherbrooke et en Outaouais. D’autres sont en formation au Bas-Saint-Laurent et au Saguenay.
ÀB ! : On a l’impression que votre organisation est née d’une réponse à une individualisation des revendications étudiantes, c’est-à-dire une tendance à ce que certaines associations étudiantes développent des revendications moins unitaires que celles qu’elles portaient en 2012 ? Est-ce la réponse à l’apparente division, segmentation du mouvement étudiant à propos de la rémunération des stages ?
En effet, par le passé, l’enjeu de la rémunération des stages a surtout été abordé de manière corporative par programme d’études. Pensons à la Campagne de revendications et d’actions interuniversitaires pour les étudiantes et les étudiants d’éducation en stage (CRAIES) qui revendique une contribution financière uniquement pour le stage final [1] ou à la Fédération interuniversitaire des doctorant.es en psychologie (FIDEP) qui a milité pour l’obtention d’une bourse pour l’internat durant le doctorat [2]. La stratégie de ces campagnes a été de démontrer en quoi les stages de leur discipline respective sont différents des autres et méritent davantage, plutôt que de chercher ce qu’ils ont en commun. D’ailleurs il faut aussi qu’on cesse de penser que la rémunération de stages est un enjeu seulement en éducation : il y a plusieurs programmes où les stagiaires paient pour accomplir des centaines d’heures de travail gratuit afin d’obtenir leur diplôme. Par exemple, à l’Université de Sherbrooke, le programme de travail social n’exige pas moins de 945 heures de stages. Au Cégep du Vieux-Montréal, les stagiaires en techniques de travail social ont pour 800 heures de stage, alors qu’en soins infirmiers, leurs six stages totalisent 1035 heures de travail bénévole ! Et bien sûr il y a en éducation : à l’UQAM, on parle d’environ 960 heures.
Ainsi, il importe de renverser la tendance actuelle à la compétition non seulement entre les personnes en formation, mais aussi entre les professions et métiers. Jouer la carte de la spécificité de l’identité professionnelle ne permet que de formuler quelques réformes à la pièce, qui ne profite qu’à une minorité, souvent plus privilégiée si on la compare aux autres domaines où les stages ne sont pas rémunérés (qui comprennent beaucoup de programmes techniques d’ailleurs). Quand on compare les conditions de stages, on se rend compte que ce sont surtout les stages dans les domaines du soin, des arts et de la culture qui ne sont pas rémunérés : des domaines féminisés. On retrouve aussi dans ces domaines une forte proportion de personnes immigrantes qui doivent refaire leurs études, faute de reconnaissance de leurs diplômes.
ÀB ! : Quelles sont les actions, le plan d’action que vous entendez mettre en place pour faire valoir le bien fondé de vos revendications ? La grève des stages, votre magazine (d’ailleurs fort pertinent), etc.
Au cours des deux dernières années, les militant.es des CUTE ont organisé une série d’ateliers, d’événements politiques, tournées de mobilisation, de productions écrites et visuelles ainsi que trois magazines pour diffuser leurs idées. Le plan d’action pour l’hiver 2018 s’organise autour de trois dates importantes. Le 20 février, les CUTE se joignent à l’appel de la Intern Strike lancée par la Global Intern Coalition, qui regroupe des comités d’organisations des stagiaires aux États-Unis, en Europe et en Australie, et organiseront des actions un peu partout sur les campus. Le 8 mars, les CUTE profiteront de la journée des droits des femmes pour appeler à l’action et diffuser les perspectives féministes de cette campagne, intrinsèquement liée à la reconnaissance et la valorisation du travail invisible des femmes. Seront aussi organisées des activités autour de la journée internationale des travailleur.euses, le 1er mai, pour revendiquer le statut d’étudiant.es travailleur-euse-s. Un des objectifs de l’hiver 2018 sera également de faire connaître la campagne de mobilisation actuelle à davantage de syndicats, groupes communautaires et associations étudiantes, entre autres, à travers la signature de la déclaration internationale, lancée le 10 novembre dernier. Une tournée d’information et formation est également prévue dans différentes régions du Québec avec des militant.es des CUTE, afin de soutenir la création de coalitions régionales pour la rémunération des stages. Finalement, seront organisées des activités de mobilisation en vue du sommet du G7, afin de faire connaître les similitudes entre les situations des stagiaires non-rémunéré.es un peu partout dans le monde, leur place dans la division internationale du travail ainsi que leur implication dans l’accumulation du capital.
ÀB ! : Quelles sont les principales objections, ou mythes qui s’opposent à la rémunération des stages et quelles sont les réfutations que vous proposez ?
« Si les stages Sciences, technologies, ingénierie et mathématiques (STEM) sont payés c’est parce qu’ils sont dans des domaines productifs »
Il s’agit d’une division entre le travail productif, dit d’hommes, et le travail reproductif, dits de femmes. Le travail reproductif est souvent plus difficile à mesurer, à comptabiliser. D’ailleurs, sur le marché du travail, une partie du travail féminisée n’est toujours pas rémunérée, ce qui se solde par un salaire moindre pour des compétences équivalentes à celles requises pour occuper une fonction traditionnellement masculine. Encore aujourd’hui, les professions de travailleuses sociales, d’enseignantes, d’éducatrices à l’enfance, d’ergothérapeutes, de sexologues, d’infirmières et de sages-femmes, entre autres, sont associées au don de soi et à une propension présumée naturelle des femmes à éduquer et à soigner. La gratuité du travail est souvent justifiée par la difficulté à le quantifier, puisqu’il serait accompli par vocation, par dévouement, par affection, par filiation, par solidarité. Or, il n’a ni prix ni limite précisément parce qu’il n’est pas reconnu comme tel ; la patience, l’écoute, le réconfort, la douceur, le sourire sont toutes des tâches invisibilisées du travail des femmes puisqu’elles sont définies en termes de caractère, d’attitude, de qualités naturelles intrinsèques. La campagne des CUTE met de l’avant l’importance de lutter pour que le travail des femmes soit rémunéré et pour que l’on mette ainsi fin à l’association entre femmes et travail gratuit, ce qui exacerberait par le fait même les contradictions du capitalisme [3].
« Les stagiaires en éducation, en travail social, en soins infirmiers et autres ne sont pas payés parce qu’ils effectuent leurs stages dans des institutions et organismes qui sont trop pauvres pour les rémunérer. »
C’est vrai, dans bien des milieux de stages, il serait difficile de rémunérer les stagiaires sans recevoir plus de financement. On observe d’ailleurs que plusieurs stagiaires remplacent carrément des salariées, dû au régime de coupes budgétaires en santé, en éducation ou en culture. Mais, si ces organisations sont pauvres, c’est entre autres en raison du sous-financement chronique de l’État. Pourtant, les stages en entreprises sont déjà subventionnés par le biais de crédits d’impôts et de subventions directes de l’État. Comme quoi, il s’agit d’un deux poids deux mesures ! La raison de la non-rémunération des stages dans certains secteurs d’emploi doit plutôt être cherchée ailleurs. Pour les CUTE, seules l’analyse de la division genrée du travail et la mise en lumière du travail invisible que font les femmes nous permettent de comprendre la distinction entre les domaines qui rémunèrent les stages et ceux qui ne le font pas. D’ailleurs, les employées des organismes communautaires, de la fonction publique ou des milieux culturels (festivals, musées, bibliothèques) qui vivent la pression du sous-financement chronique sont les premières à être affectées par le sous-financement. Elles ont tout intérêt à s’unir avec les étudiantes dans le cadre de cette campagne pour exiger à la fois des meilleures conditions de travail pour les stagiaires, un financement adéquat pour y parvenir et, par le fait même, une valorisation et une reconnaissance du travail réalisé. Car l’idée derrière cette campagne est aussi de poser les bases d’une solidarité scolaire interprofessionnelle, pour une éducation publique menée dans des conditions convenables et justes pour toutes et tous.
« Si t’es pas payé quand tu es sur les bancs d’école, pourquoi tu serais payé en stage ? »
Les stages ne sont que la partie visible de l’ensemble du travail étudiant. C’est pour ça que c’est le premier morceau auxquels s’attaquent les CUTE en revendiquant que l’ensemble du travail étudiant soit rémunéré. D’ailleurs, il existe plusieurs contextes où la formation scolaire est déjà payée. C’est le cas pour certains stages, comme nous l’avons déjà mentionné, mais aussi pour les heures de formation exigées par les employeurs pour mettre à jour les connaissances de leur main-d’œuvre salariée (les étudiant.es des Forces armées canadiennes, certains programmes à la formation continue par le biais d’Emploi-Québec, des programmes d’employabilité offerts par les services d’assurance-emploi du Gouvernement du Canada, les étudiant.es des centres de détention, etc.). Également, les bourses accordées par des organismes subventionnaires aux étudiant.es sont une forme de reconnaissance financière de la production étudiante comme étant un travail socialement utile. Dans une certaine mesure, les sommes que verse l’Aide financière aux études aux bénéficiaires peuvent aussi être considérées comme une forme de salaire étudiant, bien qu’elles soient nettement insuffisantes et qu’elles incluent certains critères archaïques comme prise en compte de la contribution parentale et la contribution du conjoint.
ÀB ! : Pourquoi tous les stages méritent-ils une rémunération ? Sont-ils tous obligatoires ? Est-ce une forme d’esclavage que de faire travailler un stagiaire sans salaire ?
La revendication d’un salaire pour les stages et plus largement pour les études est une stratégie politique qui vise à permettre aux étudiant.es d’avoir une meilleure emprise sur leurs conditions d’études. En effet, l’attribution d’un salaire supprimerait l’aspect normal de l’exploitation du travail étudiant et, du même coup, permettrait de politiser les conditions dans lesquelles il est effectué. Aujourd’hui, on sait que 70% des emplois sur le marché du travail demandent d’avoir un diplôme d’études secondaires, ce qui remet en question l’idée de "choix" d’aller à l’école ou non. De plus, même s’ils ne sont pas rémunérés, les milieux de stages exigent souvent aux étudiant.es de fournir leurs propres outils de travail à leurs frais (automobile, ordinateur, papiers, vignettes, instruments, etc.). Ainsi, pour travailler, il faut étudier et pour étudier il faut travailler. Mais quand on est en stage, il devient très difficile de travailler en même temps. Sauf qu’on ne paye pas son loyer avec des crédits universitaires, comme on ne remplit pas le frigidaire avec des lettres de référence de son superviseur de stage. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre les stages comme une forme d’exploitation : à partir du moment où l’on reconnaît que les stagiaires participent à la reproduction de la force de travail, en se formant, et qu’en plus, illes contribuent à la production dans leur milieu de stage. Alors, peut-on encore accepter qu’illes ne soient pas rémunérées ?
Dans un même ordre d’idée, un salaire pour les stagiaires ne réglerait pas toutes les dynamiques de pouvoir au sein de l’institution scolaire. Cependant, une lutte pour un salaire comporte plusieurs bénéfices. Cela permettrait peut-être aux étudiant.es de prendre conscience de leurs propres moyens et coûts de production. Cela sous-entend la possibilité de s’organiser au sein de leurs différents lieux de travail, ici et maintenant, car la division du travail scolaire fait en sorte que la population étudiante ne dispose de presque aucun droit de regard sur la façon dont elle produit (le comment) et la finalité de ce qu’elle produit (le pourquoi). Une lutte pour la rémunération des stages, qui est aussi un combat pour la réduction du temps de travail, en permettant de reprendre du pouvoir conditions d’études et de formation et en faisant valoir les droits des étudiant.es en tant que travailleur.euse.s.
Mais, il ne faut pas penser que la proposition de salarier les stages n’est pas une fin en soi pour les CUTE ; c’est plutôt un point de départ pour politiser le rapport en tant qu’étudiant.es à l’institution scolaire, en adressant son rôle dans la reproduction sociale. En effet, c’est ici que réside tout le potentiel subversif de la campagne. En revendiquant un salaire, les étudiant.es ne pourraient plus être laissé.es de côté par rapport au contexte d’enseignement, au contenu des enseignements et à la manière dont il est enseigné, aux modes d’évaluation, à la valorisation des productions étudiantes et à la définition des paramètres d’utilisation de celles-ci. D’un rapport « maître-élève », on passerait à un rapport entre collègues. Sans éliminer la hiérarchie ni la possibilité de violences, de harcèlement sexuel et psychologique, la stratégie de la reconnaissance du statut de travailleur.euse étudiant.e permettrait une prise de contrôle sur le milieu de travail pour s’organiser contre ces abus.
ÀB ! : Quels sont les programmes d’études dont les stages sont déjà rémunérés ? Comment expliquer ces gains ? Quelle leçon retenir de ces luttes ?
D’emblée, la rémunération de certains stages n’est pas le résultat de luttes politiques, mais plutôt de choix, de la part de l’État et du marché, des secteurs d’emploi à valoriser et des populations étudiantes à privilégier. Toutefois, la lutte des étudiant.es en psychologie fait exception en démontrant qu’il peut suffire de quelques mois de grève des stages pour obtenir un gain. La pression est réelle et le moyen est efficace. Cependant, la compensation qu’illes ont obtenue est loin d’être suffisante puisqu’elle ne reconnaît pas leur internat comme un travail, en plus de conserver quelque 750 heures de stages impayées. Cette non-reconnaissance se matérialise aussi par le fait que les internes en psychologie ne sont pas protégés par la Loi sur les normes du travail (LNT), et qu’illes n’ont donc pas accès à plusieurs protections en cas d’accidents de travail ou de harcèlement, par exemple. En effet, de manière générale, ce n’est pas seulement le vol de temps de travail des stagiaires qui est en jeu, mais aussi la non-application des normes minimales régissant le travail, l’absence de sécurité du revenu ainsi que l’inadmissibilité au chômage et au congé parental en période de stage. C’est pourquoi nous pensons qu’une lutte unitaire des différentes disciplines pour une rémunération de l’ensemble des stages est une nécessité si on envisage bâtir réellement un réel rapport de force.
ÀB ! : On cite souvent le cas des étudiantes sage-femme. Quelle est la particularité de leur situation ?
La situation de travail des étudiant.es sages-femmes est particulièrement révoltante. Plusieurs exigences financières s’appliquent aux étudiantes sages-femmes : soit assumer les frais d’une automobile, de stationnement, de kilométrage, de déplacement à Trois-Rivières pour les cours intensifs obligatoires et les examens, d’un ordinateur portable, de cellulaire, de la connexion internet fiable pour les cours en ligne, du logement supplémentaire quand on part en stage de 15 semaines dans une autre région que la sienne et les frais de scolarité. L’Association des étudiantes sages-femmes du Québec (AÉSFQ) estime que près de 17 000$ sont nécessaires pour couvrir les dépenses obligatoires liées aux stages effectués durant la formation en pratique sage-femme. Elles doivent également être disponibles en tout temps afin d’effectuer la garde, ce qui fait que c’est difficile, voire impossible, d’avoir un emploi à temps partiel. Il y a également de grandes similarités avec les tâches effectuées en médecine pour lesquelles les internes dans cette discipline sont rémunérés, en plus de compensations telles que le paiement des repas durant la garde. Cet exemple démontre bien les inégalités entre les conditions de travail des stagiaires dans les domaines typiquement féminins et ceux typiquement masculins [4].
ÀB ! : On réfère aussi à la situation en travail social, notamment à l’UQAM, là où une mise à jour du programme implique une augmentation significative du nombre d’heures de stages. Comment les choses se dessinent-elles dans ce programme ? Les étudiantes et les étudiants sont-ils condamnés au don de soi, celui qui prévaut aussi dans certaines organisations du monde communautaire ? Cette exploitation a-t-elle un sexe ? En la matière, y-a-t-il lieu de faire une analyse genrée de la situation ?
En effet, le travail social est un exemple intéressant, entre autres par rapport aux stages qui se déroulent dans les organismes communautaires. Comme c’était le cas en enseignement dans les années 1990, on observe que le sous-financement des milieux est corrélé avec une augmentation des heures de stages dans les programmes de formation. Cette situation fait en sorte que plusieurs organismes choisissent de se passer de travailleur-euse-s (mais surtout de travailleuses, le travail social étant majoritairement féminin) et de prendre des stagiaires à la place. Quand on travaille auprès des populations vulnérables, on nous sert souvent l’idée que notre travail est essentiel, et que la grève est un acte égoïste. Pourtant, ces milieux reposent depuis des années sur le travail gratuit ou sous-payé d’une grande majorité de femmes. Il s’agit d’un exemple classique de la non-valorisation du travail dit reproductif : le travail traditionnellement féminin est sous-payé, voire même impayé parce qu’il n’est pas reconnu comme du travail comme tel [5].
ÀB ! : Cette augmentation de stages obligatoires dans les programmes d’études, n’est-elle pas symptomatique de la marchandisation de l’éducation ? N’est-elle pas la conséquence directe de la tendance néo-libérale à assimiler l’éducation à l’axe de l’adéquation formation-emploi ?
L’augmentation des heures de stages est un symptôme de l’arrimage de l’éducation au marché du travail. On apprend à vivre dans un monde où l’épuisement, conséquence directe de la tendance au profit du capitalisme, exécutée en dépit du malheur potentiel de l’être humain, est devenu normal et presque valorisé. Toutefois, il est important d’avoir en tête que le système québécois d’éducation publique, érigé en opposition au système catholique dans la foulée du rapport Parent et de ses suites (cégeps, réseau UQ…), a été conçu pour s’arrimer aux changements technologiques et au développement industriel et sert depuis de mécanisme d’accès au marché du travail. Au cœur des débats sur les transformations des institutions scolaires au tournant des années 1960, au Québec et en France, des groupes étudiants et militants revendiquaient un salaire pour répondre à l’arrimage de l’éducation aux besoins d’un État et du marché en quête de main-d’œuvre qualifiée. Ainsi, il n’est pas étonnant que la revendication d’un salaire dans le cadre des études, que ce soit une allocation ou un "pré-salaire", émerge dans le mouvement étudiant et dans la sphère politique à cette époque. Mise de côté graduellement au cours des années 1970, cette revendication analysait l’activité étudiante comme un travail pour s’opposer à l’idée répandue que l’éducation est un « service » que les étudiant.es consomment comme des bénéficiaires, des client.es ou des auto-entrepreneur-euses. Au contraire, les étudiant.es accomplissent un travail de formation qui est essentiel au fonctionnement de la société, créateur de richesse collective, tant sur le plan humain que sur celui des connaissances.
Par contre, il existe des cours et des programmes d’études qui, a priori, ne paraissent pas pour la majorité des gens comme socialement utiles, les cours de littérature et de philosophie au cégep et les programmes universitaires d’arts et lettres par exemple. Force est cependant d’admettre qu’une certaine pensée critique, dont le développement est un des aspects centraux des cours de philosophie, est plus que jamais valorisée sur le marché du travail et que le champ de la culture connaît lui aussi la marchandisation depuis belle lurette ici et, ce, bien que ce type de production ne soit pas reconnu à juste titre. Les études dans le domaine de la culture ne permettent pas nécessairement l’atteinte d’emplois de qualité, mais c’est aussi le cas dans beaucoup de domaines reposant sur le travail dit « autonome ». Ainsi, une composante essentielle de la campagne des CUTE repose sur l’ambition de voir élargie la définition de ce qu’est un travail et de voir reconnues les études comme suffisamment utiles socialement pour mériter salaire ; qu’elles profitent amplement aux employeurs pour mériter salaire. D’ailleurs, que le travail étudiant dans certains disciplines ou programmes demeure minimisé ou méprisé a pour conséquence de légitimer les attaques des gouvernements à l’encontre du réseau public d’enseignement.
Bien évidemment, rémunérer le travail des étudiant.es ne supprimerait certainement pas l’existence d’un rapport instrumental à l’école. Néanmoins, avec un salaire, une plus large frange de la population pourrait envisager l’activité d’étudier comme un travail appréciable qui permettrait l’accomplissement de soi. Car, on peut apprécier et se réaliser à travers son travail d’étudiant dans l’optique d’obtenir un emploi bien payé et avec de bonnes conditions de travail, tout en aimant apprendre ! Et qui sait, les étudiant.es pourraient bien prendre goût à ce statut nouvellement gagné, et exiger de décider eux-mêmes et elles-mêmes de l’orientation de leur production ainsi que des moyens pour mener à bien leur travail. Bref, la lutte pour la rémunération des stages est un moyen d’acquérir un contre-pouvoir dans le processus de marchandisation de l’éducation.
ÀB ! : Quel bilan tracez-vous de la journée de grève que vous avez organisée en novembre dernier ? On a l’impression que vous avez eu une bonne visibilité dans les médias, est-ce le cas ? Quelles étaient vos revendications ? Quelle a été la réception du public à l’égard de vos revendications ? Comment qualifiez-vous la réponse du parti libéral en la matière ?
La mobilisation du 10 novembre s’est bien déroulée : il y a plus de 15 000 étudiant.es en grève cette journée-là et pas seulement à Montréal ! Plus d’une soixantaine de groupes ont signé la déclaration pour la rémunération des stages, dont certains aux États-Unis et au Mexique. La couverture médiatique fut également satisfaisante. Toutefois, on constate que les partis politiques récupèrent déjà notre lutte pour un faire un enjeu électoral [6], en transformant le sens de la mobilisation que les militant.es se sont efforcé.es de bâtir. En effet, plusieurs partis se sont prononcés uniquement en faveur d’une compensation financière pour le quatrième stage en enseignement. C’est entre autres le cas de Québec Solidaire qui propose que les stagiaires dont le milieu de stage n’a pas les moyens de les rémunérer obtiennent une compensation financière. C’est bien insuffisant ! La compensation n’équivaut pas à une rémunération. Elle "compense" pour les heures occupées en stage, qui autrement auraient pu être travaillées dans une job. Comme pour le cas de l’internat en psychologie, les propositions financières de compensation actuelles sont dérisoires si on regarde les centaines d’heures de stage non payées. En plus, il faut savoir que les étudiant.es en éducation n’ont même pas le droit d’effectuer de la suppléance lorsqu’elles sont en stage, alors que cela représente un revenu d’appoint pour plusieurs lors d’autres sessions à l’école ou entre la fin de la session universitaire et celle du primaire ou du secondaire. Par-dessus cette distinction, il ne faut pas négliger le fait que la compensation ne nous donne pas les protections minimales et avantages sociaux fournis aux travailleur-euse-s par la LNT, que la rémunération comporte, bien qu’elles soient imparfaites. Pourquoi accepterait-on ce double standard entre les stages dans les domaines traditionnellement masculins et ceux dans les domaines traditionnellement féminins ? Pourquoi ne pas tout simplement aligner le statut de stagiaire à celui de salarié.es ?
ÀB ! : Comment vos allié.es peuvent-ils vous appuyer ?
Tout d’abord, les groupes alliés peuvent signer la déclaration nord-américaine pour la rémunération des stages qui a été lancée le 10 novembre dernier [7]. Cette déclaration nous permet d’afficher publiquement le soutien des groupes qui appuient la campagne et permettra d’entamer plus facilement le dialogue lorsqu’il sera question de parler de soutien plus concret, par exemple le respect de la grève des stagiaires. En ce sens, les individus et les groupes sont invités à se joindre aux coalitions régionales pour la rémunération des stages existantes ou à en créer une où il n’y en a pas encore.
Les CUTE sont des comités ouverts sur les campus donc tout le monde peut s’y joindre. Mais il est aussi possible de créer un nouveau comité de mobilisation sur son campus en parlant à ses collègues de classe qui partagent des réflexions sur des problématiques vécues et qui sont motivé.es à trouver des solutions concrètes pour les dépasser. Ensuite, il s’agit de contacter les groupes locaux de stagiaires en éducation, travail social, soins infirmiers ou tout autre domaine ciblé par le travail gratuit, pour afficher un appui au mouvement. Et qui sait, pourquoi ne pas convaincre ses collègues de faire la grève des stages pour réclamer le plein salaire de l’ensemble des étudiant.es !
[1] Pour mieux comprendre les limites de cette campagne, voir l’article paru dans le CUTE Magazine de l’automne 2016.
[2] Sur la question des résultats de la grève des internes en psychologie, voir l’article du CUTE Magazine de l’hiver 2017.
[4] Pour plus d’informations sur la réalité des étudiantes en pratique sage-femme, nous vous renvoyons à un article publié dans le magazine des CUTE publié à l’automne 2017.
[5] Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité à l’UQAM alors que l’École de travail social compte augmenter le nombre d’heures de formation en stage dans le cursus scolaire. Sur la question, voir un article publié dans le CUTE Magazine de l’automne 2017.
[6] Voir le compte-rendu de la journée de grève du 10 novembre d’étudiant-es d’une variété de programmes d’études où s’effectuent des stages non rémunérés.