Dépolitiser l’éducation pour mieux la rationaliser

No 73 - février / mars 2018

Chronique éducation

Dépolitiser l’éducation pour mieux la rationaliser

Wilfried Cordeau

Convaincu de l’urgence d’instaurer « les meilleures pratiques, les données probantes et la recherche dans nos écoles », le ministre de l’Éducation, Sébastien Proulx, voit dans la création imminente d’un organisme dédié à la promotion de « l’excellence » un moyen de « dépolitiser » l’éducation en faveur d’une plus grande réussite éducative. Pourtant, cela participe de l’instrumentalisation néolibérale de l’école québécoise.

L’idée de fonder un Institut d’excellence en éducation (INEE) n’est pas strictement une lubie du gouvernement Couillard. Pour plusieurs, méfiance envers la recherche, résistance au changement, travail en silo et perméabilité aux effets de mode caractérisent la déconnexion systémique du réseau et des acteurs scolaires avec la production scientifique. Cela fait obstacle à l’atteinte des cibles de réussite et engendre de lourds et coûteux échecs institutionnels.

Pour pallier ces problèmes, un groupe d’universitaires revendique, dès 2014, la création d’une structure centralisée et indépendante, calquée sur l’INESSS [1], et chargée de « mettre de l’ordre dans la recherche », de la rendre compréhensible et accessible au sein du réseau [2]. Dès 2016, le ministre Proulx met de l’avant un INEE voué à la synthèse et à la diffusion de pratiques fondées « sur les meilleures preuves scientifiques » [3]. Cela insufflerait à la gouvernance et à l’action (politique, administrative ou pédagogique) du réseau une rationalité fondée sur la science et lui ferait donc gagner en efficacité et en efficience, tout en le préservant des calculs partisans et de ce que le ministre appelle des « saveurs du jour ». La réussite éducative n’en serait qu’accrue.
Or, ce « courant des résultats probants » vanté ad nauseam est loin de faire consensus et pose plusieurs problèmes [4].

Les données probantes à la rescousse

Issu du domaine de la médecine en Angleterre et aux États-Unis, le courant des politiques ou pratiques basées sur la preuve (evidence-based policies/practices) s’est étendu à divers champs de l’intervention sociale, dont l’éducation (evidence-based education). Remettant en question la culture et l’organisation internes des réseaux sur la base de l’utilité, de la pertinence fonctionnelle et surtout de l’efficacité de leurs pratiques et décisions, les approches « evidence-based » portent une forte charge de rationalisation et d’optimisation des ressources et des moyens d’action. L’éducation basée sur la preuve (EBP) n’y échappe pas.

S’il est souhaitable que des décideurs·euses ou des praticien·ne·s puissent s’appuyer sur une littérature scientifique valide, la provenance et la production de cette dernière requièrent toujours une attention critique. Or, le courant de l’EBP se borne à « ce qui fonctionne » (what works), généralement identifié par la méthode expérimentale (de type clinique) et l’essai contrôlé randomisé : une pratique probante est donc celle qui produit, une fois tout autre facteur isolé, un effet jugé positif par rapport à une situation initiale, jugée insatisfaisante. Elle s’inscrit d’emblée dans une logique d’efficacité opérationnelle. Ce faisant, l’EBP a pour effet de hiérarchiser la production et le débat scientifiques, et de valoriser un seul type de savoir, de devis de recherche, de méthodologie et de conception épistémologique. Elle tend à marginaliser l’apport de la sociologie ou de la philosophie à la réflexion sur les enjeux éducatifs, à mettre l’accent sur des approches quantitatives ou causales, et véhicule une logique étroitement positiviste. En somme, elle occulte la diversité de la recherche et le débat scientifique au profit d’une rationalité instrumentale

L’enseignement n’est pas une discipline pharmaceutique

Or, dans un domaine à fort caractère relationnel comme la pédagogie, par exemple, le risque que l’EBP favorise une dérive clinique et une déconnexion de la réalité du terrain est élevé. En effet, on ne peut prescrire une approche pédagogique, « toute chose étant égale par ailleurs », comme un médicament. La complexité de la relation didactique (élève-savoir) et de la relation pédagogique (élève-enseignant) est telle que le savoir clinique ne peut seul suffire à poser les gestes adéquats pour assurer la réussite, prise au sens large, d’un individu, d’un groupe-classe ni d’un établissement, puisqu’ils ne sont pas isolés de leur environnement ni de leurs dynamiques propres.

De plus, en dévalorisant certains types de savoirs (ex. : collectif, d’expérience, etc.), l’EBP concourt à une vision réductrice du jugement professionnel enseignant. En esquissant une science pédagogique officielle et centrale, elle relève plutôt d’une tentative de rationalisation de la relation pédagogique, d’une standardisation des pratiques et procédures à grande échelle et, in fine, d’une atomisation professionnelle. Elle présente un risque élevé d’enfermer le champ du savoir éducatif et la pratique professionnelle dans l’hermétisme et le déterminisme pédagogiques et techniques.

Apprendre à faire toujours plus avec moins

Ainsi campée, l’EBP se présente comme une technologie de rationalisation du système éducatif. Elle ouvre la possibilité, comme rarement, de pénétrer dans la « boîte noire » que représente la classe et d’y domestiquer l’acte pédagogique en injectant une nouvelle force normative permanente dans les processus de régulation du système scolaire.

Nombreuses ont été les voix, dans le milieu, à s’élever pour questionner la pertinence d’une nouvelle structure bureaucratique centralisée dans un espace déjà bien occupé par plusieurs groupes, chaires de recherche, associations, réseaux de transfert de connaissances. Manifestement, les raisons qui poussent un gouvernement pourtant obsédé par la réduction des structures bureaucratiques à accoucher d’un INEE ne se trouvent pas dans son mandat officiel, mais dans son utilité politique. La réponse semble résider dans la poursuite de l’alignement des acteurs et des structures sur une vision performative de l’éducation inscrite au registre du rendement, du contrôle et de l’efficience.

En effet, dans les pays anglo-saxons, les approches evidence-based ont été développées en arrimage étroit avec le courant de la nouvelle gestion publique [5] et ont fourni un appui systémique au déploiement de modes de régulation axés sur les résultats. Au Québec, les promoteurs de l’INEE ont d’ailleurs insisté sur sa capacité « d’assurer l’excellence des pratiques et l’utilisation efficiente des ressources » [6], particulièrement précieuse dans le double contexte d’austérité et de gestion axée sur les résultats qui contraint le réseau et ses acteurs et actrices à apprendre à faire plus avec moins, et donc à optimiser leur rendement. De quoi séduire le Parti libéral du Québec, qui y a notamment vu l’opportunité de « faciliter l’implantation d’un mode de gestion davantage axée sur les objectifs et les résultats dans les commissions scolaires et les directions d’établissements scolaires » [7]. En clair, l’impulsion d’une logique EBP dans le réseau scolaire, par une autorité externe comme l’INEE, devra renforcer les mécanismes managériaux, de décentralisation et de gouvernance qui concourent depuis de nombreuses années à la rationalisation du réseau et de ses actions.

Une école sans société

Au final, si l’INEE et l’EBP contribuent à dépolitiser l’éducation, ce sera certainement en occultant une fois de plus les conditions sociales, économiques, environnementales et surtout politiques de l’activité éducative. De par son mandat étroit, l’INEE n’alimentera jamais les nécessaires débats sociaux sur l’équité et la ségrégation scolaires, les enjeux socioéconomiques du décrochage, l’austérité budgétaire systémique, les approches managériales, etc., qui constituent autant d’obstacles à la réussite éducative du plus grand nombre. En cela, l’INEE contribuera certainement à « dépolitiser l’éducation » en la désincarnant de son essence interrelationnelle, de son ancrage social et de sa portée sociétale. Et ce, à la satisfaction de certains agendas idéologiques...


[1L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux « a pour mission de promouvoir l’excellence clinique et l’utilisation efficace des ressources dans le secteur de la santé et des services sociaux » (LQ 2010, c.15, a.4)

[2M. Brodeur et al., Projet de création d’un Institut national en éducation. Document de travail présenté à Monsieur François Blais, Ministre de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et Ministre responsable du Loisir et du Sport, 2015

[3MEES, Pour la création d’un Institut national d’excellence en éducation. Document de consultation, Québec, p. 14

[4Frédéric Saussez et Claude Lessard, « Entre orthodoxie et pluralisme, les enjeux de l’éducation basée sur la preuve », Revue française de pédagogie, no 168, juillet-septembre 2009, p. 111-136

[5Lire Maxime Ouellet, « Les gestionnaires de l’apocalypse », À bâbord !, no 40, été 2011. Disponible en ligne.

[6Brodeur et al., op.cit., p. 5

[7PLQ, Résolution-cadre telle qu’adoptée. La voix des régions, la force du Québec. Conseil général, 13, 14 et 15 mai 2016, Drummondville, 2016, p. 33

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