Dossier : Bibliothèques. Enjeux (…)

Dossier : Bibliothèques. Enjeux et mutations

Quand la bibliothéconomie devient critique

Jean-Michel Lapointe, Michael David Miller

Qu’arrive-t-il à la bibliothéconomie, cet ensemble de savoir-faire disciplinaires qui permet de gérer au mieux toutes les composantes techniques et humaines d’une bibliothèque, lorsque l’on pense son action à partir de la théorie critique ?

C’est ce que nous souhaitons illustrer ici, en explorant les principales ramifications d’un courant de pensée qui, depuis le début des années 2000, ne cesse de prendre de l’ampleur. D’abord et avant tout présent dans le monde anglophone – notamment via la Progressive Librarians Guild et les publications de la maison d’édition Library Juice Press aux États-Unis, ou encore au sein du Radical Librarians Collective en Angleterre et en Irlande –, ce mouvement porté par une frange engagée de bibliothécaires et d’universitaires fait école un peu partout en Occident. En revanche, il ne s’implante encore que timidement au sein du discours des bibliothécaires professionnel·le·s du Québec.

La bibliothéconomie critique (critical librarianship ou #critlib dans les médias sociaux) propose des assises conceptuelles et une approche réflexive aux praticien·ne·s afin qu’ils et elles transforment leur milieu de travail en un endroit propice à l’émancipation des individus et des communautés qui la fréquentent. Une orientation aussi explicite, qui prend parti en faveur de la justice sociale, a notamment pour effet de remettre en question l’une des valeurs éthiques centrales du métier, soit la neutralité professionnelle.

Neutralité professionnelle ou parti pris assumé ?

La majorité des bibliothécaires adhèrent à l’idée suivant laquelle ils et elles ne doivent émettre aucun jugement sur le besoin d’information des personnes qui sollicitent leur expertise. Cette ligne de conduite est assurément louable, mais est-elle idéologiquement neutre, exempte d’un système de valeurs ou d’une conception implicite de la vie en société ? Voilà qui est moins sûr.

La bibliothéconomie devient critique quand elle problématise les présupposés et les idées reçues qui informent nos manières de faire. À ce propos, le théoricien de l’information Michael Buckland aime à nous rappeler que la bibliothèque peut être au service de toutes les idéologies politiques. Les régimes fascistes et communistes du 20e siècle, par exemple, croyaient aussi à l’importance de cette institution pour rendre possible leur société idéale. Favoriser l’accès à l’information ou, au contraire, la restreindre, comme cela a été le cas dans le Canada français inféodé à l’Église, cela traduit inévitablement un parti pris qu’il faut interroger ou assumer jusqu’au bout.

Puisque la bibliothèque participe à la fabrique sociale, il importe de s’intéresser aux répercussions de nos décisions sur celles et ceux qui la fréquentent. Ont-elles pour effet de favoriser le statu quo ? Permettent-elles de déjouer les formes d’oppression qui affectent la vie des individus marginalisés ou des communautés minoritaires ? Contribuent-elles à réduire ou à reconduire les inégalités sociales ? Au lieu de laisser ces questions dans l’ombre, les tenants de la bibliothéconomie critique cherchent à informer leurs choix à la lumière des rapports de pouvoir qui structurent la vie en société.

Détaillons brièvement trois composantes du métier à l’aune de cette lorgnette critique : la pédagogie, le développement des collections et l’ouverture sur la communauté.

1. La pédagogie

Les bibliothécaires, surtout celles et ceux qui exercent en milieu universitaire, ont l’habitude de former les étudiant·e·s à l’utilisation des ressources documentaires. Contre une approche positiviste et procédurale de la recherche d’information scientifique, qui consiste à détailler une suite de clics à reproduire dans les banques de données, la bibliothéconomie critique propose de penser l’information comme un produit socialement construit. Quelles sont les communautés qui peuvent légitimement produire la science ? En vertu de quels critères et de quelles valeurs fonctionnent-elles ? Quels sont les modèles économiques de l’édition scientifique ? Questionner et mettre au jour les logiques de production et de circulation de l’information permet d’ouvrir le capot d’un système opaque qui semble marcher tout seul et dont les étudiant·e·s ne se serviraient autrement que comme de simples client·e·s.

Plus qu’un simple fournisseur de service, la ou le pédagogue veut amener les étudiant·e·s à développer une conscience critique de l’écosystème informationnel dans lequel ils et elles sont plongé·e·s. Entrer en dialogue afin d’analyser ensemble les privilèges d’accès à la documentation pourrait s’avérer fructueux. En effet, bien que financés intégralement par les fonds publics via le salaire des chercheurs·euses qui les alimentent gratuitement, les articles des revues les plus « importantes » sont la propriété d’un oligopole d’éditeurs commerciaux qui facturent des montants à ce point prohibitifs que seule une minorité de bibliothèques universitaires des pays industrialisés de l’hémisphère nord peuvent les offrir à leurs abonné·e·s.

Les bibliothécaires qui préconisent cette approche s’efforcent d’expliquer les mœurs et coutumes du système universitaire afin que les étudiant·e·s apprennent à le questionner, mais aussi à bien s’y insérer. Cette connaissance peut être vitale pour les étudiant·e·s de première génération, qui ne bénéficient pas du capital scolaire de leurs parents et qui doivent naviguer dans les subtilités des codes culturels de la tribu savante sans y être préparé·e·s.

2. Développer et organiser les collections

Acquérir les ressources de la bibliothèque, oui, mais en fonction de quels critères ? La bibliothéconomie critique avance que la bibliothèque doit représenter la diversité culturelle, linguistique et idéologique des communautés qu’elle dessert. En 2017, lorsque les Bibliothèques de la Ville de Montréal ont annoncé leur projet de centraliser la sélection documentaire, l’un des premiers périls soulevés a été celui de la standardisation des contenus offerts. Et ce risque est bien réel, car dès lors que le choix n’est plus effectué localement par un personnel en contact avec la population, comment est-il possible de refléter la diversité réelle des intérêts des gens du quartier ?

Un autre enjeu tout aussi crucial est celui de la description des documents pour favoriser leur repérage. Décrire le monde, n’est-ce pas déjà l’interpréter ? Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil sur nos principaux schémas de classification qui détaillent un univers défini par et pour les hommes blancs occidentaux du 19e siècle. Que l’on pense, par exemple, à une époque pas si lointaine où la classification décimale de Dewey, qui est utilisée dans plus d’une centaine de pays à travers le monde, signalait de placer les ouvrages sur l’homosexualité dans les sections sur la perversion, la psychopathologie ou les troubles médicaux. Divers amendements ont été apportés au fil du temps afin de rejoindre l’évolution de la société et se défaire des stéréotypes qui affectent la vie de celles et ceux qui ne rentrent pas dans ces cases.

Saluons au passage le développement récent de nouveaux systèmes de classification développés par des cultures non occidentales, qui nous forcent à décentrer nos perspectives sur l’organisation du savoir. Une visite à la bibliothèque Xwi7xwa de l’Université de la Colombie-Britannique s’avère instructive à cet égard puisque les documents y sont classés en fonction des conceptions de la connaissance propres aux nations autochtones du Canada.

3. L’ouverture sur la communauté

Les bibliothèques figurent parmi les établissements culturels les plus fréquentés au Québec. On doit tâcher de mieux rejoindre celles et ceux qui les fréquentent d’emblée, mais, dans un même élan, pourquoi ne pas tendre la main aux populations marginalisées qui méconnaissent nos services ? Adaptant l’injonction éthique d’Adorno pour qui « le besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité », les professionnel·le·s critiques tentent de rester à l’écoute et d’être, à leur mesure, des agents de changement social auprès des déclassé·e·s et des déshérité·e·s de la société. C’est ce qu’ont mis en pratique les bibliothécaires de Ferguson et Baltimore durant les émeutes raciales entourant le mouvement Black Lives Matter : leurs bibliothèques sont restées les seuls services publics ouverts durant la crise. C’est aussi, dans un tout autre registre, ce que tentent de mettre en pratique les bibliothécaires qui organisent des activités de contribution à Wikipédia afin de faire exister les femmes dans l’encyclopédie collaborative, où elles sont structurellement sous-représentées.

Chambre d’écho des préoccupations sociales, lieu de débat, de savoir et de loisir où toutes les couches de la société peuvent cohabiter sans ségrégation, la bibliothèque est une institution fondée sur le partage d’un bien commun mis à disposition de la collectivité. Elle n’a rien à vendre et lutte secrètement contre la marchandisation de la connaissance.

Mais soyez sans crainte, cela n’a rien de politique.

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