Paulo Freire
La pédagogie des opprimé·es
Paulo Freire, La pédagogie des opprimé·es, rue Dorion, 2021, 301 pages. Traduit du portugais brésilien par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas
Je n’avais jamais été invitée, ni dans mon parcours académique en philosophie ni, du reste, dans mes études en pédagogie, à plonger dans une œuvre de Freire. JAMAIS ! En fait, la seule fois où j’en ai vraiment entendu parler, c’est en lisant Apprendre à transgresser de bell hooks, pour qui les travaux de Freire ont agi comme un véritable catalyseur. Voici que les éditions de la rue Dorion, en collaboration avec Agone, en France, publient une nouvelle traduction de La pédagogie des opprimé·es, œuvre phare de Paulo Freire, parue d’abord en 1968 et dont la dernière édition française remontait aux années 1970.
Même si l’ouvrage s’est illustré davantage en éducation populaire et en sciences sociales en général, ma lecture a trouvé écho tout autant dans mon expérience philosophique que dans ma pratique pédagogique au collégial et dans mon engagement syndical. En ce sens, il faut souligner à grands traits l’invitation qu’ont lancée Agone et rue Dorion à Irène Pereira, co-fondatrice de l’Institut bell hooks, qui propose une préface des plus justes et des plus instructives. Selon elle, on aurait tort de classer l’ouvrage de Freire comme une seule méthode pédagogique destinée à l’éducation populaire, aussi louable soit-elle.
La pédagogie des opprimée·es est un ouvrage foncièrement théorique, philosophique de surcroit, dans lequel l’auteur réfère à des philosophes de la tradition humaniste moderne tels Marx, Fromm, Sartre, Beauvoir, Jaspers et Meirieu pour n’en nommer que quelques-un·es. Les références à cette tradition philosophique ne sont pas présentées en surface. Loin de là. Freire sait intégrer les systèmes pour leur accorder encore plus de sens, de force, de signification. Il faut le voir, par exemple, intégrer l’opposition entre les modes être et avoir, proposée par Fromm, à une conception bancaire de l’éducation !
D’ailleurs, le chapitre réservé à cette conception bancaire de l’éducation – aujourd’hui plus souvent qualifiée de marchande – présente dans le détail les grands pièges du capitalisme moderne et ses pénétrations à l’école. À cette conception bancaire de l’éducation, Freire oppose une vision transformatrice de l’apprentissage. Il propose une méthode d’auto-analyse des situations vécues par les personnes oppressées qui, surprenamment, implique aussi d’accorder une attention particulière aux expériences des personnes oppressantes. Voilà un des nombreux paradoxes soulevés par le philosophe.
On comprend pourquoi l’ouvrage est le troisième plus cité en sciences humaines, comme nous l’apprend la préface de Pereira. Puisse-t-il trouver la même popularité dans le monde des décideurs pédagogiques !