Alma. Comment le conflit étudiant s’est judiciarisé

Mini-dossier : 2012, an dix

Mini-dossier : 2012, an dix

Alma. Comment le conflit étudiant s’est judiciarisé

Steeve Simard

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d’Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques réflexions.

Premier vote, début des hostilités

Vers la mi-février, on voit les premières assos au Québec voter en faveur de la grève. Après celui de Saint-Félicien, le collège d’Alma est le deuxième établissement de la région à se prononcer. À ce moment, le collège compte 1118 étudiant·es inscrit·es dans plusieurs programmes, comme ceux de technique policière, musique, soins, art, sciences… Le 27 février, Alma a le résultat de son premier vote de grève, tenu sur trois jours : 975 votes (un taux de participation de 87 %), 474 pour (48,6 %), 480 contre (49,2 %) et 21 abstentions (2,2 %). Le vote contre ne gagne que par six voix.

Je me souviens entendre les étudiant·es dans les corridors discuter passionnément avec leurs collègues de l’illégitimité d’un autre vote de grève. Certaines des critiques formulées par le camp du contre serviront d’arguments afin de miner la crédibilité des votes de grève suivants. On disait, par exemple, qu’il n’y avait que des personnes pour la grève qui tenaient les bureaux de vote, que même si le vote s’était tenu sur trois jours, certaines personnes en stage n’avaient pas pu voter, que l’isoloir n’était pas adéquat ou encore que la question ne figurait pas sur les bulletins de vote. La source de ces critiques était la crainte d’entrer en grève.

Deuxième vote, début d’une procédurite aigüe

Le mercredi 7 mars, une assemblée générale spéciale a lieu dans le gymnase du collège. Quatre personnes différentes vont se succéder à la présidence de l’assemblée : deux enseignants, un professionnel et un ancien étudiant du collège. Le premier décide de quitter la salle lorsqu’il constate le climat de tension, le deuxième est tassé parce qu’il manque de connaissances sur les procédures, le troisième doit partir pour aller à un rendez-vous et le dernier parvient à terminer la réunion. Celle-ci dure quatre heures, bien qu’elle ait comme unique point à l’ordre du jour le vote de grève. À la suite d’échanges émotifs et après une proposition d’un vote secret sur un sous-amendement, il est convenu que l’asso tienne un deuxième vote de grève à partir de la fin de l’assemblée jusqu’au vendredi 9 mars à 20 h.

Après cette AG spéciale, le camp du contre fait circuler une pétition qui obtiendra 104 signatures. Elle demande de ne pas ouvrir les boîtes de scrutin et de convoquer une nouvelle AG spéciale. Le camp du contre affirme que l’AG du 7 mars était illégitime puisqu’on n’avait pas fait signer les feuilles de présence pour constater le quorum, comme prévu par les statuts et règlements. L’AÉCA n’a pas fait signer ces feuilles, mais a vérifié le quorum en tenant une liste et en vérifiant les cartes étudiantes.

Le 9 mars, les résultats du deuxième vote de grève sont dévoilés : 876 votes (un taux de participation de 78,4 %), 453 pour (51,7 %), 408 contre (46,5 %) et 15 abstentions (1,7 %). Les résultats tombent en même temps que la mi-session, ce qui va donner le temps aux deux camps de s’organiser. C’est à ce moment qu’un ancien règlement de l’AÉCA refait surface… Ce règlement avait été voté en 2004 par un exécutif plus réfractaire aux grèves. On découvre que ce règlement, bien que discutable, est toujours en vigueur. Il s’agit de l’article 3.1h des statuts et règlements de l’AÉCA, qui stipule qu’en cas de victoire d’un vote de grève, 50 % des gens ayant voté en faveur de la grève doivent être présents sur les lignes de piquetage. De plus, le quorum doit être vérifié deux fois par jour, le matin et l’après-midi. Sans cela, la grève n’est plus valable et les cours doivent reprendre le lendemain matin. Concrètement, cela signifie qu’au moins 227 personnes doivent être présentes le matin et l’après-midi sur les piquets de grève. Après la mi-session, le piquetage a lieu, la participation est forte et le quorum est constaté à 11 h 59 et à 12 h ٠1.

Une assemblée générale a lieu le 20 mars pour abolir le règlement 3.1 h. Pour ce faire, il faut un vote aux 2/3 en faveur de son abolition. Sur les 359 personnes votantes, 236 soutiennent l’abolition, soit 65,7 % du total. Le règlement devra demeurer en vigueur pour toute la durée de la grève.

Troisième vote, début de la fin

Comme il était devenu difficile pour l’asso d’obtenir un local au collège pour tenir ses assemblées, le père d’un étudiant, un agent de pastorale sympathisant à la cause, propose à l’exécutif de mener gratuitement la troisième assemblée de grève à l’église Saint-Pierre. Le 23 mars, l’assemblée se déroule cordialement. La grève est reconduite pour une semaine avec un vote à main levée. Sur 441 votes (un taux de participation de 39,4 %), 327 pour (74,1 %), 65 contre (14,7 %) et 49 abstentions (11,1 %).

Devant ces résultats, une mise en demeure est envoyée par un cabinet d’avocats, énonçant que, considérant le règlement 3.1h et puisque le quorum n’a pas été atteint les 19 et 20 mars, la grève n’est plus valide et les cours doivent reprendre. Le comité légal de la CLASSE donnera en partie raison à la mise en demeure et proposera d’annuler la prochaine AG de reconduction de grève afin d’en tenir une autre, lors de laquelle sera proposée la grève générale illimitée (GGI).

Injonction

L’assemblée pour voter la GGI devait avoir lieu le 30 mars à l’église Saint-Pierre. Mais le matin même, une injonction est prononcée par le juge Jean Lemelin, de la Cour supérieure. L’AG est annulée in extremis. L’injonction provisoire, valide jusqu’au 10 avril, ordonne la levée des lignes de piquetage et oblige le collège d’Alma à tout mettre en œuvre pour la reprise des cours. C’est la première injonction au Québec du conflit étudiant de 2012. Le soir même et pour toute la fin de semaine, le congrès de la CLASSE a lieu à Alma. Du monde de partout dans la province discute et réfléchit de la suite des événements. Dans ce tumulte, un climat d’indignation et de méfiance flotte à l’égard des pouvoirs officiels impliqués.

Le lundi 2 avril, les cours devaient reprendre normalement, mais une centaine d’étudiant·es se mobilisent tôt le matin pour mettre des tables et des chaises dans le couloir afin que les cours ne se donnent pas. La direction annule les cours pour cette journée. Dans les médias locaux, on parle de vandalisme et de saccage. Or, en discutant avec le personnel d’entretien, je confirme qu’aucun bien n’a été endommagé. Le mobilier a seulement été déplacé.

Le 3 avril, il y a des agent·es de Garda à toutes les portes d’entrée. Ils et elles ne laissent pas entrer les étudiant·es qui portent un carré rouge et demandent systématiquement à celles et ceux qui forment un attroupement de trois personnes et plus de se séparer. Même si les cours ont repris, les étudiant·es en faveur de la grève manquent leurs cours, par respect pour le vote de grève qu’ils et elles estiment toujours valide, ou parce que le climat est tendu et n’est pas propice à l’apprentissage. Une marche de protestation a lieu dans les murs du collège et on voit apparaitre le mouvement des carrés blancs, qui souhaite la paix en ces temps troubles.

Dans mes cours, la moitié des étudiant·es ne se présente pas et l’autre moitié ne semble pas enthousiaste à recevoir un cours de philo. Dans deux de mes groupes, les étudiant·es présent·es me demandent si on est obligé d’avoir un cours. Je leur réponds que je donnerai le cours même s’il n’y a qu’une seule personne présente. À tout coup, ils et elles se sont alors levé·es et sont parti·es [1].

Le vendredi 6 avril, une nouvelle AG a lieu à l’église Saint-Pierre pour voter une GGI. Les étudiant·es votent contre à 52,1 %, ce qui met fin à la saga de la grève étudiante de 2012 à Alma.

Beaucoup d’autres événements et anecdotes mériteraient d’être racontés en détail, comme les multiples manifs, les actions spontanées, les piquetages, les grèves de la faim, les arrestations, les convocations au bureau de la direction ainsi que les manières de s’organiser des étudiant·es des deux camps…

Aujourd’hui, le règlement 3.1h n’existe plus. Ce qu’il reste de 2012 ? Un vague souvenir et un précédent judiciaire. Ce que j’en retiens ? C’est que le « cours normal des choses » ne se gagne pas à coup d’injonctions ou de procédurite, et que réprimer des gens qui sont convaincus de faire quelque chose de juste a comme conséquence de les radicaliser et de miner leur confiance envers les diverses autorités morales et légales.


[1Cette situation parait contradictoire et ironique venant d’étudiant·es ayant majoritairement voté contre la grève. Il est important de comprendre que ce geste ne se fait pas par solidarité envers les étudiant·es absent·es. Une des raisons que je peux donner pour expliquer ce phénomène est que parmi ces étudiant·es, la plupart étaient inscrit·es dans des programmes techniques. Ils et elles ont voté contre la grève pour ne pas retarder leurs stages, leur diplomation et leur entrée sur le milieu de travail. Les cours de formation générale tels que le cours de philosophie sont mixtes, c’est pourquoi la moitié de la classe manquait. Devant une classe à moitié vide, les étudiant·es présent·es se sont questionné·es sur la pertinence d’assister à leur cours.

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