Mini-dossier : 2012, an dix
Grève en région. Faire bloc
Discussion avec Clémence Harvey, travailleuse sociale et ancienne étudiante au cégep de Matane
Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le mouvement. Retour sur la grève à l’est de Rimouski et sur les formes de politisation qu’elle a générées. Propos recueillis par Miriam Hatabi.
À Matane, en 2012, les manifestations étudiantes ne perturbent pas la circulation. Dans les petites communautés, mobiliser des gens pour prendre la rue représente tout un défi, rappelle Clémence : « Quand t’es quarante à manifester, t’as juste l’impression d’être une petite gang d’ami·es à marcher dans la rue, et t’as le sentiment que les gens ne te prennent pas au sérieux. Pis à quarante, on dérange pas grand-monde. »
Manifester en petits nombres, c’est aussi être bien plus visibles. Quand il est impossible de se fondre à la masse, revendiquer la gratuité scolaire exige d’accepter d’être étiquetté·e par sa communauté – ami·es, famille, employeur, prof de conduite, alouette –, avec tout ce que cela implique. Dans ce contexte tendu, Clémence se souvient que certain·es hésitaient à de s’afficher. En fin de compte, « manifester dans les rues de Matane, on l’a fait, mais pas souvent », dit-elle.
Former un bloc régional
Face à ces difficultés, d’autres stratégies de mobilisation sont privilégiées pour éviter un essoufflement du mouvement dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. À de nombreuses reprises, la ligne de piquetage du cégep d’Amqui reçoit la visite de membres des exécutifs des associations étudiantes du cégep de Rimouski et de Matane, avec qui on tissait des liens et on s’informait des stratégies à employer pour cultiver l’énergie militante. C’est d’ailleurs ce que faisaient Clémence et d’autres organisateur·trices, qui prenaient régulièrement la route vers les piquets de grève des autres cégeps « pour motiver les troupes », dit-elle. Moralement, le mouvement de grève en est venu à reposer en partie sur cette solidarité intercollégiale. « Un des membres de l’association du cégep de Rimouski m’a déjà dit “ le piquet de grève à Matane, il est important, ça motive les gens de Rimouski et d’ailleurs ”. Le fait de savoir que ce qu’on faisait contribuait à motiver des gens d’ailleurs, ça montrait qu’on n’était pas déphasé·es et qu’on contribuait bien à quelque chose de plus grand. »
Des communications sont entretenues entre les associations des cégeps de la région et de l’UQAR pour échanger sur l’action collective et la coordonner. Les mobilisations se sont unies à travers l’action concertée. « On voulait être solidaires entre cégeps de région, se tenir au courant de nos modes d’action et échanger sur nos revendications. Après chaque assemblée générale, on se donnait un coup de fil. C’est en se parlant qu’on est devenu un bloc qui se soutenait. » C’est ainsi que le mouvement étudiant bas-laurentien et gaspésien est parvenu à coordonner des mobilisations locales, comme le blocage des bureaux du ministère de l’Éducation à Rimouski dans la semaine du 29 mars, tenu par des étudiant·es de Rimouski avec l’aide d’étudiant·es d’Amqui et d’ailleurs.
Cette forme de mobilisation était toutefois coûteuse en énergie et en argent, les étudiant·es devant disposer de voitures ou de fonds suffisants pour louer un autobus, faire quelques heures de route, en plus d’assurer le maintien de la ligne de piquetage pendant ce temps. Les grands nombres de manifestant·es étant aussi plus difficiles à atteindre, on en est rapidement venu à comprendre que le poids du mouvement en région se situait dans le renouvellement des mandats de grève. « On savait que tant et aussi longtemps qu’on avait notre mandat de grève, on avait un impact. Aussitôt qu’on le perdait, on avait beau manifester, on n’avait plus d’impact tangible. C’était notre manière de contribuer au mouvement avec un M majuscule, et de s’afficher contre la hausse, pour la gratuité. » Bien qu’informelle, l’alliance entre les cégeps s’est avérée importante en ce sens : « On voulait créer un bloc de cégeps en grève en région. Le plan, c’était que Matane, Rimouski, Amqui, Gaspé soient un gros piquet de grève, un blocage ».
Se mobiliser de loin
Fort·es de cette solidarité, les étudiant·es que nous étions ont tenté de nourrir une culture militante dans un milieu où la mobilisation est souvent plus difficile. Ça nous a politisé·es, évidemment. D’ailleurs, pour Clémence, qui est aujourd’hui travailleuse sociale dans un Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), l’influence de la grève ne fait aucun doute : « c’est 2012 qui a créé un chemin pour moi et qui m’a donné envie de travailler dans le communautaire ». Au-delà de tout ce qui touche à l’organisation militante, pour Clémence et pour moi comme pour bien d’autres, la grève a été la prise de conscience brutale des rapports de pouvoir et des enjeux de classes qui structurent notre société, l’expérience violente du rôle répressif de la police, la désillusion devant l’imperturbabilité des logiques néolibérales dans le discours dominant et chez la classe politique.
Cela étant dit, la distance des grands centres a joué un rôle important dans la forme que cette politisation a prise. D’emblée, une part de l’opposition à la hausse s’articulait autour de cette distance : pour la majorité, aller à l’université – comme au cégep – rimant avec déménager, tous les coûts que cela représente s’additionnent à la hausse envisagée et accroissent l’inaccessibilité des études supérieures. Ensuite, le fait même de se mobiliser dépendait de la capacité matérielle à se réunir et à se déplacer, ce que l’adoption de la loi spéciale 78 a grandement compliqué, notamment en rendant les entreprises de location d’autobus bien frileuses à l’idée de transporter des étudiant·es vers les grandes manifestations. Une part des revendications les plus concrètes, tout comme les modes de mobilisation, ont été forgées par la distance.
Un décloisonnement
À mon avis, la colère et l’indignation partagées par les étudiant·es de part et d’autre de la province ont contribué à un décloisonnement pour ces militant·es de région. En 2012, on a senti une ouverture des horizons – pas au sens d’une multiplication des possibles, vu l’échec sur lequel s’est soldé la grève, mais plutôt au sens littéral d’élargissement de l’espace au sein duquel on se sent légitime d’agir politiquement. Dans ces milieux éloignés, il est facile de se sentir peu ou même pas concerné·es du tout par les « grands débats de société », et ceux-ci sont parfois balayés du revers de la main comme des « affaires de la ville ».
Ce travail d’éducation, de communication et de ralliement mené par les militant·es étudiant·es locaux a été le levain de cette politisation qui n’était pas donnée d’avance ; il a permis au mouvement de percer une brèche dans l’imaginaire de certain·es étudiant·es du coin, dans le mien et celui de mes camarades, du moins. Souvent pour une première fois, on se voyait appartenir à un corps politique, on se reconnaissait dans l’autre et on se sentait concerné·es par des débats et des discussions qui débordaient des limites des villes. Plus encore, souvent pour une première fois et de manière durable, 2012 a été un moment de subjectivation politique, de reconnaissance de soi comme un·e acteur·trice politique à part entière. La réflexion stratégique débouchant sur la priorisation du renouvellement des mandats de grève et la formation du bloc régional entre les cégeps et l’UQAR repose, à mon avis, sur cette forme toute particulière de politisation qui a été la nôtre en 2012.
[1] En 2012, Clémence Harvey était membre du comité exécutif de l’association étudiante du cégep de Matane. C’est justement en 2012 que nous nous sommes rencontrées, alors que j’étais impliquée dans l’organisation de la grève au cégep d’Amqui, à une cinquantaine de kilomètres au sud.