Société
Le suicide des personnes handicapées
Les débats sur l’aide médicale à mourir ont abordé la question en mettant l’accent sur les préférences, les valeurs ou les diagnostics individuels. En ce qui concerne l’aide à mourir pour les personnes handicapées, c’est commettre une grave erreur que de sous-estimer, voire d’omettre les facteurs sociétaux qui peuvent influer sur la volonté de mourir.
Depuis quelques années, les débats publics et juridiques concernant l’accès à l’aide médicale à mourir me hantent. Ils m’ont fait sacrer. Ils m’ont fait pleurer. C’est en lisant une chronique sur le suicide d’une femme handicapée [1], publiée la veille de la Journée internationale des personnes handicapées, que j’ai décidé d’écrire ce texte.
À ses débuts, la loi sur l’aide médicale à mourir stipulait qu’une personne en fin de vie pouvait s’en prévaloir dans le but de soulager ses souffrances. Toutefois, récemment, le critère de fin de vie a été retiré par les tribunaux, sans réflexion sociale ou politique sur les conditions de vie des personnes handicapées, principalement visées par ce critère. L’aide médicale à mourir est maintenant disponible à toutes les personnes qui ont un diagnostic médical et qui « ressentent des souffrances physiques ou mentales insupportables […] qui ne peuvent pas être atténuées dans des conditions [qu’elles jugent] acceptables », selon la définition du gouvernement du Canada.
J’étais à l’aise lorsque la loi permettait aux personnes en fin de vie de devancer leur mort pour abréger leurs souffrances, car la fin était imminente. Ce n’est cependant plus le cas. Comme mon texte porte spécifiquement sur l’aide médicale à mourir offerte à des personnes dont la mort n’est pas imminente, j’utiliserai le terme « suicide ». Oui, le terme est lourd de sens. Toutefois, le choix d’employer « aide médicale à mourir » pour la mort d’une personne handicapée qui n’est pas en fin de vie l’est tout autant. Cet euphémisme n’est pas sans conséquences dans une société qui clame que « le suicide n’est pas une option ».
Le suicide n’est pas une option, sauf…
Lorsque certaines personnes veulent mourir, on dit qu’elles sont suicidaires. Pour les empêcher de porter atteinte à leur vie, on leur retire leur libre arbitre [2]. En revanche, lorsqu’une personne handicapée fait part de sa volonté de mourir, les professionnel·les ont deux possibilités : l’identifier comme étant suicidaire ou entamer le processus de demande d’aide médicale à mourir. Le choix entre les deux options est d’une complexité extrême. Il repose sur le jugement clinique des professionnel·les qui peuvent, au besoin, consulter le comité d’éthique.
Évaluer la volonté d’une personne handicapée de se suicider nécessite une compréhension de la situation qui dépasse la simple connaissance du modèle médical et du modèle social du handicap. De nombreuses questions doivent être prises en compte en ce qui a trait, notamment, à l’influence du capacitisme – tant sur la volonté de mourir que sur l’évaluation que font les professionnel·les de la demande – et à la représentation des personnes handicapées dans les effectifs du milieu de la santé.
Les raisons pour demander l’aide médicale à mourir sont nombreuses. Dans la chronique mentionnée plus haut, la personne décide d’y avoir recours parce qu’elle allait bientôt devoir être alimentée par gavage. D’autres personnes ont exprimé leur refus catégorique d’aller vivre en CHSLD. Nous le savons, ces établissements sont incompatibles avec la dignité et l’épanouissement essentiels à l’ensemble des résident·es, mais particulièrement aux personnes qui n’ont pas atteint la fin de leur vie et qui souhaitent travailler, avoir une famille, etc.
Lorsqu’une personne handicapée fait une demande d’aide médicale à mourir, sa capacité à donner un consentement libre et éclairé est, avec raison, au cœur du processus, car il est impératif de protéger les personnes d’influences indues. Certaines influences peuvent s’avérer difficiles à saisir, comme la dévalorisation de façons non normatives de bouger ou de s’alimenter. L’absence perçue ou réelle d’options, comme des programmes permettant de bien vivre à domicile, met aussi les personnes handicapées et les professionnel·les devant une impasse que la mort permet de dénouer. À quel moment le devoir de protection fait-il place au respect de l’autodétermination ? Cette frontière doit absolument être explorée pour outiller les professionnel·les responsables de décider pour qui le suicide peut être une option.
Le rôle des médias
Depuis longtemps, on trouve dans les médias des portraits de personnes handicapées qui souhaitent recevoir l’aide médicale à mourir. Leurs motivations varient, mais elles sont toujours accueillies sans remise en question par l’interlocuteur·trice. Dans le discours public, perdre l’usage de ses jambes, ne plus pouvoir s’alimenter par la bouche, ne plus vivre dans l’environnement de son choix sont désormais des motivations acceptables pour vouloir se suicider. L’incapacité des journalistes à aborder les facteurs qui poussent une personne au suicide est révélatrice de la place qu’occupent les conditions de vie des personnes handicapées dans notre société. Mettre au jour le capacitisme dans notre société, c’est faire de la prévention du suicide.
Ces témoignages sont aussi parfois présentés de manière à créer ce que Stella Young nommait de l’inspiration porn, ou « inspiration en canne », selon la traduction du journaliste Kéven Breton. Il s’agit du processus consistant à présenter le vécu des personnes handicapées de sorte à inspirer les personnes sans handicap à se surpasser ou à chérir leur vie parce qu’au moins elles ne vivent pas avec ces difficultés. Ce phénomène creuse un fossé entre la « bonne » vie sans handicap et la « mauvaise » vie avec un handicap, ce qui désensibilise tout le monde quand une personne handicapée crie son désir de mourir dans les médias ou même dans la fiction. Cette idéalisation du suicide des personnes handicapées accroît son acceptabilité sociale et détourne l’attention des graves problèmes de société qui accablent ces personnes.
Un choix de société
On tient souvent pour acquis que le système dans lequel on vit est immuable. Cet immobilisme peut s’expliquer par des raisons économiques ou un manque de volonté de réformer un système complexe. Il résulte aussi du fait que la grogne des personnes handicapées n’est pas assez forte pour obtenir des changements ; que les groupes communautaires ont trop peu de ressources pour faire rayonner les solutions de rechange qui existent pourtant bel et bien. Je vous invite à vous renseigner sur le combat de Jonathan Marchand pour libérer les personnes handicapées des CHSLD. Après avoir campé plusieurs jours devant l’Assemblée nationale, il a conclu une entente de projet pilote avec le gouvernement du Québec. Un an plus tard, le projet pilote a été abandonné sans plus de cérémonie, malgré les nombreuses heures investies. Permettre aux personnes handicapées de vivre dignement, c’est aussi faire de la prévention du suicide.
Limiter ou remettre en question le libre arbitre mène à une impasse. Il faut continuer de combattre toute tentative d’imposer des contraintes injustifiées au libre arbitre. Cependant, la réflexion entourant la décision de fournir des ressources gouvernementales pour aider une personne à se suicider exige de regarder le problème en face. Oui, la souffrance est bien réelle et les personnes qui veulent y mettre fin méritent que nous répondions à leurs appels. Toutefois, en l’absence d’enquête sur les options de traitement et les conditions de vie des personnes handicapées, il est trop facile d’accepter leur mort comme l’unique solution.
Pourquoi avons-nous tant de difficultés à concevoir notre responsabilité collective face à cette situation ? Le suicide des personnes handicapées ne doit plus être normalisé. J’aimerais que nous puissions protéger l’existence des personnes handicapées, qui sont parmi les premières à tomber lorsque l’individualisme et le culte de la productivité gagnent du terrain. Je rêve d’une communauté forte qui se bat pour valoriser l’ensemble de ses membres. Je rêve d’un gouvernement qui comprend la valeur des vies humaines et l’importance de diriger les ressources de l’État vers des services adaptés aux humains qui en bénéficient.
Entretemps, je vous invite à partager ma rage face à la situation actuelle et à agir parce que, pour reprendre les mots de Mikki Kendall, « tout le monde devrait se mettre en colère devant l’injustice, pas seulement les gens qui la subissent ». De grâce, cessez de regarder ma communauté mourir comme s’il s’agissait de personnages d’une série télé.
[1] Mylène Moisan, « Le dernier saut de Marie-Noëlle », Le Soleil. En ligne : www.lesoleil.com/2021/12/02/le-dernier-saut-de-marie-noelle-37b21040f0eec8cfd4af5bec7df2216a
[2] Bien qu’il déborde du cadre de ce texte, l’enjeu de l’autodétermination et des soins psychiatriques doit absolument être abordé d’un point de vue anti-capacitiste et anti-saniste. Le sanisme est une forme d’oppression contre les personnes qui ont ou qui sont catégorisées comme ayant un trouble psychique.