Analyse du discours
« Intellectual dark web » version Québec
Aux États-Unis, des intellectuels de mouvance libérale s’adonnent à la chasse ouverte à la « gauche identitaire ». Qu’en est-il ici ? Retour historique et analyse.
Que les antiracistes, les féministes et autres militant·es LGBTQ+ reçoivent une pluie de critiques virulentes de la part de la droite dite des « valeurs familiales », rien de nouveau. Mais qu’une part substantielle de la gauche se joigne à cette dernière pour attaquer les mêmes militant·es, voilà un phénomène qui mérite notre attention. Ce mouvement nouveau genre, connu aux États-Unis sous le nom improbable de « Intellectual Dark Web » (IDW), a fait l’objet de nombreux commentaires là-bas. Existe-t-il un mouvement semblable ici au Québec ? Cet article répond par l’affirmative. En plein cœur de la vague « anti-woke », nous proposons d’examiner la genèse et les caractéristiques de l’IDW québécois.
Mais d’abord, un mot sur l’IDW original. Chez nos voisins du sud, l’appellation d’Intellectual Dark Web a été canonisée en 2018 par Bari Weiss, chroniqueuse du New York Times [1]. Le nom est une plaisanterie sur le « Dark Web » secret où on peut commercer toutes sortes de produits illicites. Pour Weiss, parmi les idées « dark » de notre temps, on retrouve les différences fondamentales entre les sexes, la liberté d’expression en état de siège et les dangers de l’idéologie dite identitaire. Toutefois, ce qui distingue les membres de l’IDW n’est pas leur idéologie, mais une croyance en la supériorité des faits sur les sentiments et une critique soutenue de l’orthodoxie bien-pensante. C’est ce qui permet à la gauche et la droite de faire front commun de convenance contre la « gauche identitaire [2] ». L’IDW états-unien se rallie essentiellement autour de l’idée que le libéralisme classique a conduit à du progrès social, maintenant menacé autant par la droite autoritaire que par une gauche antilibérale. Parmi les membres les plus connus dans le monde anglo-saxon, mentionnons Jordan Peterson, Sam Harris, et Helen Pluckrose et James Lindsay, dont l’ouvrage Cynical Theories, publié en 2020, représente le haut lieu du mouvement.
Aux origines de l’IDW québécois
La gauche occidentale connait ses derniers vrais moments de gloire dans les années 1960, avec notamment les luttes pour les droits civiques aux États-Unis, Mai 68 en France et le militantisme indépendantiste et anticolonial au Québec. C’est aussi une époque de radicalisme jusqu’à l’excès, qui a comme conséquence d’éloigner la classe moyenne parfois sympathique à leurs causes. Affectés également par des dissensions internes, les mouvements révolutionnaires occidentaux s’estompent. À sa place apparait une gauche plus réaliste et pragmatique, une gauche sociale-démocrate aspirant au pouvoir par le vote ; ainsi le Parti Québécois a pu se présenter comme une gauche plus « sérieuse » que les groupes marxistes l’ayant précédé.
Cette période sociale-démocrate se solde par des avancées notables contre les discriminations des groupes minorisés, comme les groupes racisés, les femmes et les queers. Bien que la priorité de la gauche pragmatique soit la saine gestion des programmes sociaux, les personnes minorisées prennent leur place dans les affaires, en politique et en culture. Mais la gauche héritière des années 1960 ne s’éteint pas pour autant. Elle considère les gains des minorisé·es comme superficiels, une forme de transmutation de la diversité en objet exploitable par le capitalisme. Elle désire aller plus loin et casser les discriminations à leur source, enfouie profondément dans le système. Son exigence de réforme en profondeur du curriculum en éducation mène, à la fin des années 1980, à un nouveau clash, cette fois autour du politically correct. S’opposent alors celles et ceux qui veulent « déblanchir » et « démasculiniser » le curriculum, et les conservateurs qui voient en cela une hérésie. La gauche pragmatique est quant à elle plus occupée à faire élire Bill Clinton là-bas ou à faire avancer la cause souverainiste ici.
On assiste, dans le champ intellectuel québécois des années 1990, à un grand débat identitaire façonné par la question nationale. Conceptualisation de l’identité québécoise d’un côté, rejet de celle-ci au nom du cosmopolitanisme de l’autre. La gauche identitaire est toujours active, mais on ne s’y intéresse pas, sauf parfois dans les faits divers.
Arrivent les attentats du 11 septembre 2001. Partout en Occident, on a vite fait de distinguer les extrémistes de la religion musulmane en général, mais les préjugés reviennent progressivement. Puis vient Hérouxville en 2007 et la « crise » des accommodements raisonnables, ce qui fait éclater au grand jour les tensions sous-jacentes quant à la tolérance de l’Autre au Québec. La gauche identitaire reprend ainsi du galon, d’un côté parce que le projet souverainiste de la gauche traditionnelle était devenu moribond, et, de l’autre, pour des raisons de distinction générationnelle, surtout dirigée contre les « boomers ». Cette fois-ci, les gauches vont s’affronter directement.
La première source de conflit porte sur les réalisations de la gauche pragmatique dans le domaine des discriminations. Celle-ci considère que les objectifs d’égalité ethnique, de genre et d’orientation sexuelle ont été largement atteints au prix d’efforts considérables déployés dans les vingt années précédentes. Mais au sein de la gauche identitaire, on n’est pas satisfait : il y a encore manifestement des inégalités partout, et la lutte doit continuer sur d’autres plans, comme dans les structures de pouvoir et (encore) le curriculum. La gauche pragmatique a particulièrement mal digéré ce manque de respect. Les accusations de « politically correct » sont reparties de plus belle, mais sous d’autres néologismes comme « cancel culture » et, plus tard, « woke ».
La seconde source de conflit est plus académique ; elle porte essentiellement sur le sens à donner à « identité ». Dans le monde post-11-Septembre, les défenseur·euses de l’identité québécoise mettent de l’avant la laïcité, héritage à la fois de la Révolution tranquille – âge d’or de la gauche pragmatique – et des valeurs occidentales considérées comme universelles. La gauche identitaire considère que chacun·e a le droit de déployer ses identités multiples à sa guise, incluant religieuses. Par le fait même, elle critique ouvertement le soi-disant universalisme des valeurs occidentales, en soulignant que les colonisé·es n’ont jamais pu bénéficier de la Déclaration des droits de l’Homme. Cette gauche sera en retour accusée de prêcher le « relativisme culturel », source présumée du déclin de l’Occident.
Depuis les années 1960, la droite culturelle, celle qui insiste sur les valeurs traditionnelles, lutte ardemment contre la gauche identitaire. Mais à partir des années 2010, la gauche pragmatique glisse lentement vers cette droite. Car ces tendances ont des points communs. D’abord, leur conception de l’universalisme occidental est pratiquement la même. Ensuite, la laïcité d’un côté et la culture chrétienne de l’autre se rejoignent dans leur aversion de l’Islam (il faut aussi noter qu’en pratique, la laïcité, autant en France qu’au Québec, fait la belle part au christianisme). Sur le plan des politiques publiques, droite et gauche continuent de s’opposer, mais sur le plan « culturel » au sens états-unien du terme, nous assistons aujourd’hui à la formation d’une nébuleuse associant droite des traditions et gauche pragmatique [3] contre une gauche identitaire désormais étampée du terme « woke ». Il va sans dire que ce conflit est fortement exacerbé par les chambres d’écho des réseaux sociaux.
Le durcissement épistémologique de l’IDW
Ce qui caractérise l’IDW, sous ses formes états-unienne, québécoise, et même française, ce n’est pas directement une position politique ou idéologique, mais bien une posture au-dessus de tout cela, épistémologique, que l’on pourrait résumer grossièrement ainsi : la gauche identitaire rejette la Science et la Raison, et l’IDW, de gauche comme de droite, se pose en défenseur des Lumières. De ce point de vue, la gauche « woke » rejette tout débat et cherche à imposer ses dogmes telle une secte religieuse. Pour l’IDW, nos institutions scolaires, médiatiques et culturelles sont infestées par l’anti-scientisme, ce qui justifie d’autant plus le combat mené contre la gauche « woke ». Des versions caricaturales du postmodernisme, bête noire de la droite depuis les années 60, sont fréquemment présentées comme le fondement idéologique des « wokes » [4].
Un bon nombre de penseurs et polémistes québécois nominalement de gauche adhèrent à ces propos. En janvier 2020 paraît dans le Devoir un « Manifeste contre le dogmatisme universitaire », signé par une cinquantaine d’étudiants, qui dénonce un corps enseignant qui, après avoir « monopolisé les lieux de pouvoir », déclasse les faits « au statut de “ construction sociale ” » et rejette « toute forme de pensée contraire à la leur ». Un proche de Québec Solidaire, Pierre Mouterde, appuie le manifeste ; selon lui, les dogmes de la gauche identitaire sont présentés comme des « vérités morales littéralement sacrées et donc indiscutables [5] ». Normand Baillargeon s’en prend au militantisme à l’université, qui censure, refuse de discuter et pratique le « relativisme épistémologique », représentant l’« ennemi intérieur », le plus pernicieux [6]. Dans le récent ouvrage collectif Identité, « race », liberté d’expression [7], véritable who’s who de l’IDW québécois, treize des dix-neuf textes s’en prennent explicitement à l’anti-scientisme de la gauche identitaire. Dès l’introduction, on pose comme enjeu de lutte « la possibilité de la connaissance et de l’objectivité » (p. 7). Pour ne prendre qu’un exemple, selon la contribution de Marie-France Bazzo, le « wokisme » est un « mouvement de fond » basé sur « le ressenti et les savoirs expérimentiels » (p. 249, souligné par l’autrice).
Nul besoin de rappeler aux lecteur·trices que le postmodernisme radical n’a aucune emprise sur nos universités, et que la « science » au sens large s’y porte très bien. Les accusations de dogmatisme antiscience ne sont pas nouvelles ; en lisant sur le « politically correct » des années 1990, on retrouve les mêmes schèmes discursifs. La stratégie consiste ici à délégitimer tout un courant de pensée en le désignant hors science, donc hors discours. Ça ne sert à rien de discuter avec une personne antiscience. Se voir comme doté de rationalité face à l’Autre émotif et superficiel permet de se placer en position d’autorité scientifique et morale. Les femmes reconnaîtront immédiatement là l’argumentaire longtemps déployé par les hommes pour les exclure des champs du savoir et du pouvoir. L’autre stratégie est ce que j’appellerais le « scientisme motivé », soit l’invocation de la Science comme virtue signalling (ou démonstration de vertu) plutôt que comme recherche de la vérité. L’important est de se montrer pro-science ; appliquer ses normes, c’est une autre chose. On peut, au nom de la Science, affirmer que les « races » n’existent pas, ou que les genres ne peuvent être que binaire, mais n’importe quel chercheur·e moindrement sérieux·se dans ces domaines vous confirmera que c’est beaucoup plus subtil que cela. Aussi, si on appliquait la méthode quantitative aux anecdotes « wokes » sur nos campus, on s’apercevrait rapidement qu’il n’y a aucune matière à panique.
L’IDW québécois résulte de la frustration d’une génération nationaliste de gauche, appuyée toutefois par une cohorte non négligeable d’étudiants de droite. Au tournant du siècle dernier, la jeune génération de gauche démontrait une certaine indifférence face au projet souverainiste. Et depuis, les choses se sont empirées. Ces deux dernières décennies, le nationalisme québécois s’est graduellement replié sur lui-même pour viser moins l’indépendance que la défense de la « nation » et de ses valeurs. En réaction, les jeunes gauchistes identitaires ont cessé d’être indifférents à ces idées et s’y opposent désormais directement. Les nationalistes d’aujourd’hui, à droite comme à gauche, ne sont manifestement pas intéressés à en débattre…
[1] Bari Weiss, « Meet the Renegades of the Intellectual Dark Web », The New York Times, 8 mai 2018. En ligne : nyti.ms/2HXUM6L
[2] Le terme utilisé ici est fréquemment employé par l’IDW, mais le courant visé par ces critiques utilise rarement ce terme. Ses militant·es se décriraient probablement comme appartenant à une gauche inclusive ou pluraliste.
[3] C’est dans cette nébuleuse qu’un Simon-Pierre Savard-Tremblay peut se permettre d’ajouter le « contrôle des frontières » à la liste constitutive du « socialisme véritable » qu’il défend (L’État succursale, Montréal, VLB, 2016, p. 209).
[4] Jonathan Durand Folco, « Le dos large de la Gauche Postmoderne », blogue Ekopolitica, 5 février 2020. En ligne : www.ekopolitica.info/2020/02/le-dos-large-de-la-gauche-postmoderne.html
[5] Pierre Mouterde, « La rectitude politique est aussi un poison pour la gauche », Le Devoir, 5 février 2020.
[6] Normand Baillargeon, « Liberté (académique), j’écris ton nom », Le Devoir, 4 septembre 2021.
[7] Rachad Antonius et Normand Baillargeon (dir.), Identité, « race », liberté d’expression, Québec, Presses de l’Université Laval, 2021. On retrouve notamment parmi les collaborateur·rices Marc Chevrier, Micheline Labelle, Charles Le Blanc et Rhéa Jean.