Dossier : Sciences engagées
Voir les sciences comme un fruit de la nature
Comment l’épistémologie des sciences a-t-elle évolué à travers le temps ? À bâbord ! s’est entretenu avec Serge Robert, qui nous propose une lecture « naturaliste » du travail scientifique pour éclairer nos discussions sur l’engagement et l’objectivité des scientifiques. Propos recueillis par Élisabeth Doyon.
À bâbord ! : Qu’est-ce que l’épistémologie ?
Serge Robert : L’épistémologie, c’est un domaine vaste qui a été créé par les philosophes dès l’Antiquité, depuis l’époque d’Aristote, mais qui a été développé de manière plus systématique depuis le 20e siècle. Chaque discipline scientifique a son objet d’étude : elle prend une partie de ce qui se passe dans le monde et l’étudie de manière rigoureuse. L’épistémologie, au lieu d’étudier un ensemble d’objets dans le monde, étudie le rapport qu’ont les scientifiques avec ces objets. De sorte qu’on pourrait dire que c’est une métascience : une science qui prend la science pour objet.
Traditionnellement, il y a eu deux types de problèmes en épistémologie. D’une part, il y a le problème de la justification, qui est un problème normatif : compte tenu de ce que font les scientifiques pour trouver des connaissances, quelle est la valeur de cette connaissance ? Que vaut la science ? Est-ce une opinion parmi les autres, est-ce de trouver des vérités, est-ce d’exclure des erreurs, et ainsi de suite ? Quand l’épistémologie est devenue une discipline instituée au début du 20e siècle, on avait tendance à considérer que la science visait surtout à trouver des vérités, mais on s’est rapidement aperçu que les choses sont bien plus nuancées.
L’autre composante de l’épistémologie, c’est le problème de la découverte. Progressivement, on s’est rendu compte que pour mieux répondre à la question de la justification, à la question normative sur la valeur de la science, il était très important d’étudier comment se construit la science. Comment font les scientifiques pour trouver des hypothèses, quelles méthodes sont utilisées pour les développer, quel est le lien entre les croyances de monsieur et madame Tout-le-Monde et les croyances des scientifiques, comment la science évolue-t-elle ? Est-ce que la science est une accumulation de connaissances qui s’empilent les unes sur les autres ou y a-t-il parfois des révolutions qui nous mènent à repartir à zéro ? Par exemple, avec Copernic, nous sommes passé·e·s d’une astronomie qui concevait la terre au centre du monde à une astronomie qui considère le soleil au centre du monde…
Au milieu du 20e siècle, sous l’influence de l’historien des sciences Thomas Kuhn, on s’est mis à s’intéresser aux diverses dimensions de la découverte scientifique, notamment à ses dimensions sociales, psychologiques et historiques. On s’est questionné sur la manière dont se construit et se développe la science dans les faits et ça a amené des perspectives différentes sur la valeur de la science. Au début du 20e siècle, quand l’épistémologie est devenue une discipline autonome, elle avait peu de liens avec la société. Elle était une étude rationnelle du raisonnement scientifique et du langage de la science. Progressivement, avec ces transformations des questionnements sur la manière dont on produit la science, les questions sociales sont devenues centrales en épistémologie.
ÀB ! : Qu’est-ce que la « guerre des sciences » (voir l’article à ce sujet) signifie pour la science contemporaine ?
S. R. : Je crois que la grande question posée par ce débat est la question de la justification, donc de la valeur de la science. Est-ce que les sciences ne sont que des croyances parmi d’autres, ou est-ce qu’elles sont des vérités, ou encore des croyances avec plus de valeur que d’autres ? Aujourd’hui, l’épistémologie nous amène à croire que la science n’est pas un ensemble de croyances parmi tant d’autres, mais qu’elle n’est pas non plus faite de vérités. Ce sont des croyances plus rigoureuses qui ont été construites moins sur la base de nos intuitions ou impressions, et plutôt par une méthodologie rigoureuse. Les scientifiques sont des humains comme les autres et ont des croyances comme les autres. La différence, c’est que les croyances des scientifiques ne se forment pas comme des croyances ordinaires, elles se fondent sur des méthodologies qui se veulent rigoureuses.
Quand on essaie d’élaborer un critère pour différencier deux groupes – par exemple un critère pour distinguer entre des gens qui sont malades ou non malades –, il est important de mettre à l’épreuve ces critères et de tester leur précision. On peut utiliser plusieurs approches et ensuite les tester. L’important en science, c’est que lorsqu’on a une hypothèse, elle doit être testée par plusieurs méthodes et plusieurs expériences pour comparer les résultats. A-t-on utilisé les bons outils, les bons échantillons, les bonnes expériences ?
C’est facile pour quelqu’un d’invoquer la science, mais chaque fois qu’une personne le fait, il faut exiger d’elle une explication de sa méthodologie et comparer cette méthodologie avec celle que d’autres scientifiques utilisent.
ÀB ! : Que veut dire « objectivité » pour une personne qui fait de la recherche en 2021 ?
S. R. : La question de l’objectivité, il faut la penser dans la perspective de ce que l’épistémologie nous apprend. Il ne faut pas considérer que l’objectivité, c’est ne plus être un sujet. Tout humain est un sujet et ne peut pas se débarrasser de sa subjectivité. Il y a des décisions dans la science. Quel est l’objet que je vais étudier ? Ce choix est subjectif. Bien sûr, il y a l’influence des tendances sociales : si j’étudie un sujet tabou, il est probable que je ne sois pas subventionné. Au sein de l’ensemble de ce que la société trouve acceptable, il y a beaucoup de choix possibles. Mes choix vont être guidés par quelque chose de subjectif, par mes engagements sociaux et politiques.
Où réside alors l’objectivité ? Elle réside dans les méthodes avec lesquelles je vais traiter mon objet. L’objectivité absolue, ce n’est pas quelque chose qui est accessible aux humains. Les scientifiques sont des humains, et en tant qu’humains, iels ont des émotions, une position sociale, des intérêts à défendre. Par contre, si la méthodologie est rigoureuse, il peut arriver que les résultats auxquels ma méthodologie m’amène soient en opposition par rapport à mes intuitions ou ce que j’aimerais que la nature soit. Dans ce cas, l’objectivité, c’est d’accepter de remettre en question ses croyances et accepter d’arriver à des résultats qui heurtent mes intérêts.
L’objectivité, ce n’est pas quelque chose qui est séparable de la subjectivité, c’est quelque chose que l’on peut tenter d’atteindre, un idéal scientifique d’une personne qui tente volontairement d’accroître la quantité d’objectif par rapport à la quantité de subjectif, tout en sachant que l’objectivité est inatteignable.
On peut aussi situer l’objectivité des scientifiques dans leur capacité à connaître les limites et les possibles développements de leurs contributions. Une bonne recherche scientifique montre comment elle a des limites, comment les résultats peuvent varier selon les contextes. De la même manière, il faut envisager les développements à faire à partir de cette recherche : quels sont les facteurs qui causent les variations constatées ; quelle serait la suite de la recherche sur le sujet ?
Selon le philosophe Karl Popper, les scientifiques doivent avoir deux qualités psychologiques importantes : la créativité et l’esprit critique. Je crois que la communauté scientifique continue de partager cette opinion aujourd’hui. Cette attitude a beaucoup contribué au foisonnement de la science. La vaste majorité des connaissances scientifiques que nous avons aujourd’hui date des 50 à 100 dernières années, même si la science a commencé à l’époque d’Aristote, il y a 2500 ans. Auparavant, la science était vue comme la recherche de vérités. Quand on croyait les avoir trouvées, on s’arrêtait là, on passait à un autre sujet ! Quand on se met à considérer que l’esprit scientifique, c’est d’inventer des idées auxquelles on n’avait pas pensé et d’essayer de voir quelles sont les limites de ces idées et dans quelle mesure elles s’appliquent, alors la recherche scientifique s’ouvre. On insiste maintenant davantage sur les problèmes que sur les connaissances acquises, ce qui rend la formation scientifique plus dynamique.
ÀB ! : Qu’est-ce que la « naturalisation » de l’épistémologie ? Y a-t-il des conséquences sociopolitiques à ce processus ?
S. R. : La naturalisation de l’épistémologie – c’est une expression de l’épistémologue W. V. O. Quine – vient du fait qu’on s’est intéressé·e à la question de la découverte tout autant qu’à celle de la justification. Non seulement il est important de savoir ce que vaut la science, mais pour le savoir, il faut aussi s’intéresser à la découverte : comment est-elle construite, comment les communautés scientifiques fonctionnent-elles, comment fonctionne la méthodologie ?
On a découvert, notamment grâce à Thomas Kuhn, la variété des contributions et des manières de faire la science. Ainsi, l’épistémologie ne peut pas être constituée que de considérations théoriques, logiques et mathématiques.
Aujourd’hui, on voit moins la science comme produite par un esprit rationnel désincarné qui s’applique au monde pour le connaître et plutôt comme un phénomène historique issu du monde naturel. Dans le monde naturel, le vivant est apparu par processus évolutionnaire ; au sein du vivant sont apparus des systèmes neuronaux ; et enfin, ces systèmes neuronaux produisent de la connaissance. De sorte que la connaissance n’est pas quelque chose qui tombe du ciel, elle est rendue possible par une construction biologique progressive. Naturaliser l’épistémologie, c’est se rendre compte que la connaissance c’est le long tâtonnement d’un processus naturel.
Ce changement de perspective a beaucoup de conséquences. Cela veut dire que la connaissance est quelque chose qui dépend du cerveau et qui est limité par son fonctionnement. Ce cerveau appartient à un corps, il ne peut exister à l’extérieur de ce corps physique ; et ce corps physique, il appartient à un corps social aussi ! On a l’enchevêtrement de configurations naturelles : biologiques, physiologiques, neurologiques, et enfin sociales.
Ce long processus de tâtonnement est très précaire, les probabilités étaient très élevées que le système cognitif n’apparaisse pas dans l’histoire. La nature a une tendance à l’uniformité et à la dispersion de l’énergie, appelée « entropie ». Il a fallu des millions de concours de circonstances sur des millions d’années pour permettre l’apparition d’animaux capables de connaître et capables de science. La connaissance, la science et la vie en général sont fragiles. Il n’y aurait pas de connaissance humaine sans tout le reste de cette merveille.
La conséquence de cette posture est qu’il faut protéger ce monde naturel, le valoriser. La connaissance n’est pas exclusive à l’humain, elle est partagée avec le monde animal, le monde naturel. La vision classique selon laquelle la connaissance c’est « la part de divin dans l’Homme », plaçant la nature à l’extérieur à nous, ça c’est une vision antinaturaliste. Voir l’activité cognitive, celle des animaux et des humains, y compris des humains scientifiques, comme un héritage de l’évolution et de la nature, c’est la naturalisation de l’épistémologie. La science est un phénomène exceptionnel, précaire, et qui entraine des conséquences morales : il faut protéger les humains, les animaux et la nature afin de comprendre et de valoriser la diversité, au lieu de juger négativement les différences. Il y a tant de diversité à découvrir et à expliquer !
ÀB ! : Quels sont les enjeux politiques de la science qui exigent notre attention ? Pourquoi ?
S. R. : Avec le foisonnement des connaissances scientifiques dans les dernières décennies, il est possible d’avoir beaucoup de connaissances que les générations précédentes n’avaient pas. Encore faut-il avoir les moyens de les acquérir. Selon moi, le système d’éducation et l’éducation scientifique sont des choses très importantes. Nos gouvernant·e·s ont un devoir de donner accès aux connaissances scientifiques à tout le monde. C’est une question d’équité. Autrement, on crée deux types de personnes. C’est une source potentielle de conflit social important. On voit par exemple aux États-Unis des personnes qui ont des croyances religieuses et anti-scientifiques. Elles croient que la science est un complot pour leur nuire. On a là un énorme clivage social. L’assaut du Capitole par les gens de l’extrême droite, à mon avis, ce n’est pas un hasard. C’est un effet de ce clivage. Nous avons pourtant des moyens technologiques qui rendent possible la diffusion de l’éducation scientifique auprès de tout le monde.
Dans les dernières décennies, on a appris tellement de choses sur la façon dont le monde fonctionne, on ne devrait pas avoir le droit de priver les gens de cette richesse que les générations précédentes n’ont pas pu obtenir. On doit rendre cette connaissance disponible par l’entremise de l’école, des médias publics et des musées, par exemple. Lorsque j’étais jeune, on a inventé la télévision et il n’y avait que du divertissement. Maintenant, il y a la télévision scientifique, l’émission Découverte et des documentaires financés par la BBC au Royaume-Uni. Je crois qu’il est souhaitable que la télévision publique donne accès à la science aux personnes qui ne sont plus dans le système scolaire.