Travail
Mesures sanitaires ou contrôle des corps ?
La volonté des gouvernements d’imposer la vaccination obligatoire aux fonctionnaires ou aux travailleur·euse·s témoigne de leur penchant pour une stratégie de gestion de crise basée sur le contrôle.
À l’approche des 20 mois de la pandémie, deux constats majeurs s’imposent. Tout d’abord, notre système de santé est en train de s’écrouler et la pandémie n’en est pas la cause première. Deuxièmement, les travailleur·euse·s de première ligne jouent non seulement un rôle essentiel dans la protection de la santé publique, mais également dans la survie de l’économie capitaliste.
La réponse première du gouvernement Legault à la pandémie fut d’atermoyer des prises de décisions cruciales (port du masque, reconnaissance de la contagiosité des malades asymptomatiques et de la contagion par aérosols, tests rapides) qui auraient pu et pourraient encore sauver des vies. Puis, à l’instar du gouvernement fédéral et d’autres États à travers la planète, il a misé sur des mesures répressives jugées nécessaires pour enrayer la situation d’urgence. Maintenant que la situation se pérennise, la CAQ continue à décréter des mesures coercitives sans par ailleurs opérer de réforme en profondeur pour refinancer adéquatement le système de santé et mieux l’outiller dans sa mission d’assurer la santé des Québécois·e·s.
Tout miser sur la vaccination
La mesure permanente principale dans la lutte contre la pandémie est donc l’introduction des vaccins anti-COVID-19, développés à une vitesse fulgurante. Notons que ces vaccins sont évalués par Santé Canada, qui confirme avoir « consacré plus de ressources scientifiques à ces examens pour qu’ils puissent être faits plus rapidement, mais sans négligence ».
Il va sans dire que ces vaccins ont généré des profits records pour certaines compagnies pharmaceutiques. Selon le journal britannique, Pfizer et BioNTech, qui ont développé ensemble le vaccin le plus connu, partageront, uniquement en 2021, des revenus potentiels de 40 milliards de dollars en ventes. Moderna, une autre compagnie ayant développé un vaccin semblable, prévoit atteindre 26 milliards en vente en 2021. Il faut noter que d’autres compagnies, comme AstraZeneca et Johnson & Johnson, ont promis de fournir les vaccins sans faire de profits jusqu’à la fin de la pandémie. Cela étant, puisque la vaccination massive et récurrente contre la COVID-19 deviendra la norme pour les prochaines années, ces compagnies en bénéficieront tout de même bientôt. La vaccination a tout d’abord été promue comme une mesure volontaire qui pourrait enrayer la pandémie si un certain pourcentage de la population acceptait de s’y soumettre. Selon la Dre Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada, si 80 % des personnes qui se qualifiaient se faisaient vacciner, nous devrions atteindre l’immunité collective. Cette cible a été largement atteinte. Or, avec l’arrivée des nouveaux variants et l’efficacité incertaine (quoiqu’encourageante) des vaccins quant à la transmission, l’administratrice en chef maintient maintenant qu’il faut aller bien plus loin. Aux dernières nouvelles, Theresa Tam parlait d’un taux de 80 ٪. Au moment d’écrire ces lignes, 84 % des Canadien·ne·s de 12 ans et plus étaient entièrement vacciné·e·s. Si on s’intéresse plutôt à la population totale, le taux de vaccination est de 74 %.
Vu ces exigences, la pandémie a été l’occasion pour les employeurs de s’immiscer d’une manière sans précédent dans la vie privée des travailleur·euse·s, surtout dans le secteur public. Le 6 octobre 2021, le gouvernement du Canada a annoncé la vaccination obligatoire pour tou·te·s les salarié·e·s du secteur public, et ce, peu importe le domaine. Il a aussi émis la même directive pour les secteurs des transports sous réglementation fédérale (aérien, maritime et ferroviaire). En vertu de la nouvelle politique, ceux et celles qui refusent de divulguer leur statut vaccinal ou d’être entièrement vacciné·e·s ont été mis·es en congé administratif sans solde le 15 novembre 2021.
Quant au gouvernement du Québec, il a également annoncé, le 24 septembre 2021, la vaccination obligatoire pour tou·te·s les intervenant·e·s de la santé et des services sociaux. Cette catégorie est somme toute très large, selon le gouvernement : « Les intervenants concernés par cette obligation sont ceux, rémunérés ou non, qui ont des contacts directs avec les usagers, ainsi que les personnes qui sont en contact avec ces intervenants (p. ex. : partage des aires communes comme la cafétéria, les ascenseurs, etc.) », et ce, dans toutes sortes d’établissements allant des CLSC aux centres de protection de l’enfance, en passant par les résidences privées pour aîné·e·s.
Selon cette mesure, le personnel en question devait produire une preuve de vaccination complète ou être mis en congé sans solde au plus tard le 30 octobre 2021. Or, vu le manque de personnel dans le système de la santé et la résistance continue de plusieurs milliers de travailleuses et travailleurs à se faire doublement vacciner (environ 22 000), le gouvernement de la CAQ a dû reculer à la mi-octobre et reporter l’échéance au 15 novembre. [NDLR : Au début du mois de novembre, le gouvernement Legault a finalement abandonné cette mesure. Depuis la mi-octobre, les travailleur·euse·s non adéquatement vacciné·e·s doivent se soumettre à trois dépistages par semaine.] L’exigence vaccinale a par ailleurs été contestée dans le cadre d’une demande urgente par certain·e·s travailleur·euse·s (médecins, infirmières, inhalothérapeutes, etc.) qui plaident qu’en plus de violer leurs droits fondamentaux, l’imposition vaccinale mènerait à des bris de service catastrophiques dans le réseau. [NDLR : La Cour supérieure a toutefois tranché en leur défaveur.]
Contrôler les corps, restreindre les droits
De manière plus large, jusqu’à maintenant, le débat est présenté dans les médias de masse comme étant un bras de fer entre un gouvernement raisonnable et raisonné qui gère la pandémie du mieux qu’il peut et une minorité de conspirationnistes délirant·e·s qui sont contre la science. Or, au-delà des oppositions idéologiques à la vaccination, qui sont effectivement parfois basées sur la désinformation, un débat plus sérieux se dessine sur le contrôle des corps des salarié·e·s par les employeurs. Dans les dernières décennies, les employeurs, surtout dans des secteurs considérés névralgiques comme les industries lourdes, l’aviation et le secteur de la santé, multiplient les incursions visant à contrôler la santé des salarié·e·s, sans pour autant leur offrir des conditions de travail qui contribueraient à leur bien-être.
Au Québec, la vaccination obligatoire au travail touche plusieurs droits fondamentaux, dont notamment le droit à la vie privée, le droit à l’égalité et le droit la liberté d’expression. Par exemple, en forçant les salarié·e·s à dévoiler leur statut de vaccination, l’employeur viole à première vue le droit à la vie privée. Or, cette violation peut être justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, selon les particularités de chaque cas. Le test historiquement appliqué nous vient de l’arrêt de la Cour suprême, qui force l’employeur (ou l’État-employeur) à démontrer un objectif réel et urgent ainsi qu’un lien rationnel entre cet objectif et la mesure en question. Il doit aussi démontrer que l’atteinte causée par la mesure sera minimale. Il faut enfin que l’employeur prouve que les bénéfices de la mesure dépassent les inconvénients.
Dans le cadre d’une pandémie, il ne serait pas étonnant que les tribunaux soient plus enclins à accepter la justification des violations. Or, dans le cas présent, les bris de service sont réels. Le gouvernement a déjà dû reculer deux fois. De plus, la province connait déjà, sans cette mesure, une réduction des cas.
Tout porte toutefois à croire que le gouvernement Legault, tout comme d’autres gouvernements néolibéraux autour de la planète, va continuer à tabler sur ce genre de mesure. Cela, tout d’abord, parce qu’il est idéologiquement hostile au développement et au maintien d’un système de santé public robuste. Ensuite, parce qu’il y a peu ou pas d’opposition contre ses élans répressifs. La pandémie, tout comme d’autres crises sociales, est un phénomène qui rend la population très sensible aux discours de loi et d’ordre. Cela est d’autant plus vrai en l’absence d’une opposition sensée et solide qui, tout en acceptant les bienfaits démontrés de certaines mesures sanitaires, exigerait un débat ouvert, démocratique et nuancé sur les choix de sociétés qui guideront notre avenir.
Pour le moment, la situation demeure plus qu’incertaine. Il faudra suivre l’évolution du virus et de ses variants pour y voir plus clair. Une chose demeure certaine : au même titre que l’environnement, notre système de santé ne résistera pas bien longtemps aux ravages du capitalisme. Un changement de cap dramatique s’impose.
Cette chronique est dédiée à ma grande amie et camarade, la professeure Laurence-Léa Fontaine, qui, même dans sa mort, me guide vers des défis passionnants et valorisants en me laissant reprendre sa chronique chez À bâbord !. Repose en paix, chère Léa.