Un retour à la vie normale ?

No 088 - été 2021

Sortie des cales

Un retour à la vie normale ?

Jade Almeida

Ce texte est mon plaidoyer pour ne pas nous laisser séduire par l’idée d’un « retour à la vie normale ». Les graves conséquences de la pandémie doivent résonner comme un appel à changer en profondeur les rapports sociaux, pour éviter que les prochaines crises du genre ne soient aussi dévastatrices.

Maintenant qu’un plan de déconfinement a été annoncé, il est tentant de se laisser gagner par l’euphorie. Je comprends tout à fait qu’après plus d’un an de pandémie, la seule chose qui nous obsède, c’est de pouvoir tourner la page. D’applaudir à l’idée de laisser tout cela derrière nous et d’enfiler nos lunettes de soleil pour retrouver les ami·e·s dans les terrasses de nos bars préférés. Du moins ceux qui auront survécu à la pandémie (à ce stade, ma phrase peut désigner les ami·e·s comme les bars – je suis cynique, je sais, vous m’en voyez navrée).

Mais c’est là que j’interviens pour vous exhorter à la patience et à la raison. Le plus dur reste à faire et cela va demander beaucoup, mais alors beaucoup d’efforts. Prenons tout d’abord le temps de réaliser que le virus, en lui-même, ne s’en va nulle part. Il est là pour rester, de nombreuses années au minimum, et cela selon l’avis d’experts à travers le monde. De plus – et c’est quelque chose de difficile à envisager, mais auquel nous devons malheureusement faire face – les pandémies telles que celles que nous venons de connaitre seront des phénomènes de plus en plus récurrents et de plus en plus mortels. Les avertissements à ce sujet abondent en effet depuis des années. Je n’ai pas l’espace dans cet article pour l’expliquer en détail, mais disons que nos modes vie, les avancées médicales, notre impact sur l’environnement ainsi que l’interconnexion des pays du monde entier, tout cela rend la situation inévitable [1].

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Devons-nous pour autant vivre dans la peur et rester enfermé·e·s chez nous jusqu’à la fin des temps ? Non, bien sûr que non. En revanche, plutôt que d’enfouir notre tête dans le sable et faire comme si rien ne s’était passé, nous devrions apprendre de nos erreurs. Je ne cesserai jamais de le marteler : ce qui a participé massivement à la mortalité du virus est en grande partie le fonctionnement de nos sociétés actuelles. Oui, le virus est dangereux en lui-même, mais sa dangerosité a été démultipliée par des services hospitaliers sous-financés depuis des décennies, par un abandon horrifiant de nos populations les plus marginalisées, à commencer par les ainé·e·s, et par des politiques néolibérales en complète roue libre.

Dans ce contexte, un retour à la « vie normale » est-il si excitant que cela ? Non, si cela signifie un retour à la perpétuation d’un tel système ! Comprenons-nous : j’ai évidemment hâte, comme tout le monde, d’en avoir enfin terminé avec la COVID-19. Mais cette pandémie ne devrait pas être un hiatus dans notre quotidien, elle devrait au contraire nous amener à réécrire entièrement notre tissu social ; à changer l’ADN même de nos vies. En somme, il devrait y avoir une coupure entre l’avant et l’après, une coupure tellement drastique qu’une génération tout entière serait amenée à considérer la période pré-COVID comme le Moyen Âge. Une époque sombre de l’humanité où la vie humaine n’était pas respectée et où faire du profit était plus important que de sauver des vies.

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Pensons à tous ces emplois qui ont été au cœur de la lutte contre le virus. Oui, bien sûr, cela englobe le milieu médical et les services à la personne, mais également tout ce qui touche à l’hygiène et aux ménages. Pour stopper la propagation du virus, nous avons mis l’accent sur le besoin de propreté : ramasser, nettoyer, rincer, frotter, désinfecter, aérer et tout recommencer le jour suivant. Voilà le care dans sa dimension la moins reluisante : celle qui implique de gérer l’amas de saletés généré au quotidien. Or, en dépit du fait qu’elles sont essentielles au bon fonctionnement de nos sociétés, ces tâches et par extension ces emplois sont parmi les moins valorisés, que ce soit sur le plan des salaires, de conditions de travail ou de reconnaissance du public.

Pour le dire autrement, on refile le sale boulot aux plus exploité·e·s et on les méprise pour s’être retrouvé·e·s dans cette situation, sous prétexte qu’il s’agit de travail non ou peu qualifié que tout le monde pourrait le faire. Si tout le monde peut le faire, curieusement, ce sont toujours les mêmes qui s’en chargent. D’ailleurs, le concept même d’emplois « non qualifiés » a des racines particulièrement classistes, racistes, sexistes et capacitistes (les quatre cavaliers de l’apocalypse) et sert d’abord et avant tout à justifier le non-respect des travailleur·euse·s qui occupent cesdits emplois.

Dans son article « Pour une société du care », Evelyn Nakano Glenn nous appelle à repenser notre répartition du travail de care pour qu’il soit partagé entre tou·te·s. De même, il faudrait un shift profond des mentalités pour revaloriser le fait de s’occuper des besoins d’autrui, sachant que nous serons tou·te·s amené·e·s, inévitablement, à nous reposer également sur ces autres à notre tour. Enfin, la réévaluation salariale ainsi que l’amélioration des conditions de travail (par l’utilisation de produits non toxiques, l’aménagement d’horaires vivables, et l’offre d’une meilleure couverture santé, d’outils de protection et de mesure d’accompagnement pour les travailleur·euse·s) sont urgentes.

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Dans ces quelques colonnes, je n’ai eu le temps de toucher qu’au domaine du care, mais il y aurait tellement à repenser pour nous préparer à une nouvelle pandémie et prévenir ses pires conséquences. Parmi les problèmes le plus criants : l’architecture d’espaces partagés qui ne permettent pas d’aérer les salles (par exemple dans les établissements scolaires), les logements sociaux en mauvais état, les salaires qui ne suivent pas la flambée du prix des loyers et qui ne permettent pas de vivre dans des conditions salubres, nos ainé·e·s abandonné·e·s aux marges de la société, l’usage automatique et massif des forces de répression policières et la surcriminalisation qui s’en suit, ou encore les rhétoriques racistes qui ont entouré la maladie, que ce soit au sein du public, dans les médias ou dans le milieu hospitalier...

À l’inverse, des acquis de la pandémie sont à préserver, mais à examiner avec un certain œil critique : l’ouverture en masse de services en ligne, à commencer par tous les cours universitaires (alors que depuis des décennies les activistes en situation de handicap les réclament et se les voient refuser sous divers prétextes fallacieux) ou les emplois à distance, l’usage des masques en cas de symptômes grippaux afin de limiter les contaminations et ainsi pratiquer le communal care pour mieux prendre soin de celleux qui nous entourent…

Il y a tellement de domaines à réformer, voire à révolutionner, et dans notre hâte de fermer le chapitre COVID, nous risquons de manquer encore une fois l’occasion de faire mieux. Or, cette pandémie a fait plus de trois millions de morts à ce jour – et ces chiffres sont considérés comme conservateurs ! Avant de nous précipiter en terrasse comme si de rien n’était, il est de notre responsabilité collective d’en tirer des leçons et de nous mettre au travail, pour que la prochaine pandémie ne ressemble plus jamais à ce que nous venons de vivre.


[1Je vous invite à lire plus amplement sur le sujet. Voir par exemple : Rob Wallace et al., « COVID-19 et les routes du capital », Contretemps, 4 avril 2020. En ligne : www.contretemps.eu/covid-19-routes-capital-wallace/ ; Daniel Tanuro, « Pandémie, capitalisme et climat », Contretemps, 16 avril 2020. En ligne : www.contretemps.eu/pandemie-capitalisme-et-climat/

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