Land back, food back
La restitution des terres, clé de la vitalité des systèmes alimentaires autochtones
Dossier : Cultiver la résistance agricole
Les peuples autochtones [1] sont à la tête d’un mouvement pour la souveraineté alimentaire qui repose sur la restauration des systèmes agroalimentaires ancestraux. Bien que nous nous efforcions de restaurer ce que le colonialisme a confisqué de nos tables, il demeure que sans réparation ni restitution de nos territoires, aucune justice n’est possible. La souveraineté alimentaire passe par la restitution des terres.
La revitalisation des chansons, des danses, des cérémonies, des histoires et des méthodes qui se rattachent à la période des semences et à celle des récoltes est au cœur de nos efforts, et toute notre attention est portée vers les enjeux, inséparables l’un de l’autre, de l’accès à la nourriture et de la justice alimentaire.
Pour les peuples autochtones, la conservation des semences et des cultures est un lieu de gouvernance décoloniale [2]. C’est une démarche d’entraide qui prend forme dans la préservation des économies ancestrales par l’échange, le partage et le don de semences, d’aliments, de remèdes et de savoirs. C’est une démarche abolitionniste qui vise la préservation des systèmes de subsistance basés sur la non-ingérence et sur le soin de la communauté, systèmes qui perdurent malgré la criminalisation violente de nos corps et de ceux de nos proches noir·e·s et racisé·e·s. C’est une démarche qui nous rappelle l’existence de modes de vie qui précèdent la police et les prisons, les pesticides et les pipelines, une démarche qui nous fait la promesse que ces mondes peuvent encore exister. C’est un rejet de l’homogénéité et de l’hégémonie de la production alimentaire découlant de la suprématie blanche. C’est une pratique méditative centrée sur la remémoration, la réécriture et le réenracinement de nos existences et de notre réseau alimentaire, alors que la société cherche à nous écarter et à nous effacer. C’est une chaîne de guérison nous reliant aux générations qui nous succèderont comme à celles qui nous ont précédés, tandis que nous les imaginons en train d’éplucher le même épi de maïs corné ou de fendre une gousse du même haricot. C’est une pratique cérémoniale par laquelle on tisse l’avenir : planter et récolter, c’est prendre soin de quelque chose qu’on pourrait ne jamais voir prospérer et dont on pourrait ne jamais profiter soi-même, que ce soit dans les récoltes annuelles ou dans l’amélioration de la stabilité génétique des semences, visible seulement au bout de nombreuses années. C’est un processus de prise de décisions entre nations qui est à la fois complexe et empreint d’amour : à quelles espèces, parmi notre réseau de parenté non humaine, doit-on consacrer nos énergies cette année ? Comment contribuer à la résilience des espèces face aux changements climatiques ? Quelles espèces sont surexploitées ? Nous sommes, avant tout, les humbles gardiens des aliments qui nous nourrissent, et certains d’entre nous n’ont encore jamais goûté aux aliments dont ils protègent avec tant de diligence les rares semences.
Pas de nourriture sans terres
Autant en réserve qu’à l’extérieur, les Autochtones qui souhaitent entreprendre des démarches d’autodétermination et de souveraineté alimentaires sont confrontés à d’importants obstacles d’accès au territoire. La fin du 19e siècle et le début du 20e ont été marqués par l’adoption de nombreuses politiques fédérales anti-Autochtones, rassemblées sous le système de « laissez-passer ». Ce système a divisé les grandes terres agricoles communautaires en petites terres familiales, a découragé l’embauche d’employé·e·s agricoles autochtones et freiné l’achat de produits autochtones par les colonisateurs, en plus d’empêcher les Autochtones de cultiver la terre, de vendre leurs récoltes ou d’acheter de la machinerie sans d’abord recevoir un permis. À l’époque de la mise en place des réserves, bien des communautés ont été déplacées de leurs terres arables vers des sols moins fertiles. Encore aujourd’hui, ces communautés doivent composer avec ces conditions de culture inadéquates.
À l’heure actuelle, le manque criant de logements adéquats est un enjeu de premier plan pour les conseils de bande, et la question des terres agricoles, surtout celles consacrées aux activités agricoles peu lucratives, n’est pas une priorité. Les coûts de location ou d’achat des terres agricoles sur les réserves sont souvent prohibitifs pour les membres de la communauté. Dans certains cas, les terres désignées « réserves » sont trop petites pour supporter des activités agricoles. Dans d’autres, le sol et l’eau de la réserve ont été contaminés par des industries extractives et manufacturières s’étant établies à proximité, ayant été rejetées par des quartiers à prédominance blanche.
Plusieurs barrières entravent l’atteinte d’une souveraineté territoriale. Pour les bandes reconnues par le gouvernement, la Couronne détient encore en fiducie les titres sur les terres des réserves, et les conseils de bande – ces organes de gouvernance imposés par l’État canadien et créés afin de délégitimer les systèmes de gouvernance traditionnels des communautés – gèrent les terres des réserves. Les conflits sont courants, dans ce contexte d’interférence et d’ingérence capitaliste de l’État colonial. Les pratiques agroalimentaires ancestrales qui existent aux marges des économies de marché formelles se trouvent perturbées, puisque les communautés autochtones sont sous-financées, exploitées et écrasées pour faciliter le projet colonial qu’est le Canada. Dans les mots du penseur navajo Moroni Benally, « les Autochtones ne sont pas simplement vulnérables, ils et elles sont des cibles ».
Parce que toutes les terres et les eaux situées à l’intérieur des frontières coloniales du Canada sont en territoires autochtones [3], le racisme environnemental et le développement entrepris sans le consentement préalable des peuples autochtones ont des effets qui dépassent les frontières des réserves. Les statistiques gouvernementales suggèrent qu’aujourd’hui, plus de la moitié des Autochtones vivent hors réserve [4] – que ce soit parce que le colonialisme les a arrachés de leur communauté, parce qu’ils et elles ont des liens territoriaux ou communautaires hors des réserves, ou encore en raison du manque d’accès au logement ou aux soins de santé. Il leur faut composer, dans l’accès aux terres, avec la compétition hyper capitaliste du marché immobilier et du complexe agro-industriel. S’ajoutent à cela les paysages des territoires autochtones défigurés par les gratte-ciels, les entrepôts, les « espaces verts » administrés par les municipalités, la surveillance et la brutalité policière, les vacanciers qui se croient tout permis, les logements trop chers, les quartiers de plus en plus gentrifiés et le rythme des saisons perturbé par les changements climatiques. Là où la réappropriation subversive des terres arables est possible, on n’échappe pas à l’incarcération, et là où les terres sont demeurées plus ou moins intactes, elles sont vendues à un prix que seules peuvent payer les fortunes patrimoniales et bâties sur l’extraction de ressources.
Dans la vision du mouvement Land Back [5], c’est par la restitution et la restauration de nos terres ancestrales souveraines et glorieuses, où nous pourrons semer et faire les récoltes, que la justice alimentaire sera rendue aux peuples autochtones.
Marchandisation et appropriation
Grâce au travail soutenu de militant·e·s antiracistes noir·e·s et racisé·e·s, nos appels à la justice raciale et à la décolonisation ont gagné en visibilité, de même que nos dénonciations de la suprématie blanche qui existe au sein de la mouvance environnementaliste dominante. En réponse, des leaders non autochtones ont récupéré le concept de décolonisation et affirment vouloir « décoloniser » des institutions pourtant fondamentalement coloniales. Des colonisateurs achètent des terres, en donnent l’accès aux Autochtones et clament – à tort – contribuer au mouvement Land Back. Des cultivateurs biologiques non autochtones qui cherchent à acquérir des connaissances autochtones sur les cultures maraichères et sur les semences présentent leurs efforts comme des gestes de solidarité avec les peuples autochtones. Dans les mots de Kim Tallbear, intellectuelle et citoyenne Sisseton-Wahpeton Oyate, « de nombreux Allochtones veulent être autochtones au lieu de faire les efforts nécessaires à l’établissement de relations bonnes et justes avec les peuples autochtones ».
En dépit du colonialisme vert qui compromet nos efforts pour l’atteinte d’une véritable justice, nous poursuivons la lutte contre l’imposition de solutions coloniales et commerciales à nos crises alimentaires. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il faille critiquer les Autochtones qui commercialisent leurs efforts vers la souveraineté alimentaire : s’insérer dans le marché agroalimentaire afin de nourrir sa famille et sa communauté n’est qu’une forme contemporaine de nos pratiques ancestrales. L’enjeu est systémique : devant les modèles précaires de financement, dont les sommes sont versées au compte-goutte et sous conditions, sans égards à la richesse dérobée et aux privilèges engendrés par la dépossession territoriale, trop de communautés n’ont d’autre option que de s’en remettre au marché. Les institutions gouvernementales et les organismes de charité prescrivent des solutions et offrent des ressources qui visent à réformer les pratiques agricoles autochtones pour en faire des entreprises lucratives. Ces solutions font fi des connexions spirituelles et culturelles qu’entretiennent les Autochtones au territoire, lesquelles exigent parfois un rapport non commercial et plus lent avec les espèces, et des pratiques de production agroalimentaire plus intimes. Ces programmes de prêts et de dons aux initiatives agricoles autochtones reconduisent les discours du sauveur blanc, en plus d’éluder la question de la responsabilité des colonisateurs dans un processus de justice qui doit passer par la restitution des terres.
Dépossession territoriale et assimilation forcée
Pour les Autochtones, la souveraineté alimentaire ne se limite pas au droit de choisir et de produire ses aliments : elle passe par l’ensemble des lois culturelles et des responsabilités spirituelles sur lesquelles repose notre relation à notre territoire et aux espèces qui nous nourrissent. Un amour et un engagement indéfectibles nous animent dans la résistance au colonialisme. Qu’il soit question d’orignaux ou de homards, nous risquons nos vies pour faire valoir la légitimité de notre savoir intime concernant la conservation et l’utilisation du territoire ainsi que la gestion des espèces. Nous aménageons des potagers sur des terrains pollués. Nous conservons des semences de grande importance culturelle sur des balcons de location. Nous rivalisons avec les colonisateurs racistes pour des permis de chasse qu’ils utilisent souvent pour faire de nos subsistances des trophées, alors que nos aîné·e·s vieillissent plus vite qu’ils et elles peuvent nous transmettre leurs connaissances. Nous négocions avec nos tantes pour obtenir l’une des rares cannes de poisson de la saison, déchiré·e·s à l’idée qu’il soit peut-être temps de cesser d’exploiter cette parenté non humaine à qui la mauvaise gestion des eaux, l’industrie de la pêche et le réchauffement climatique ne donnent aucun répit. Nous côtoyons des parcs patrouillés par des employés municipaux et des citoyens qui se méfient de nous alors que nous cueillons des aliments qui nous connaissent et qui connaissent nos pratiques de réciprocité depuis bien avant l’existence des parcs. Non seulement faisons-nous le deuil des lignes de trappe saccagées par la déforestation, de la nourriture que nous y trouvons et des connaissances pratiques qui leur sont liées, nous faisons aussi le deuil des espèces souveraines dont la protection est notre responsabilité spirituelle et politique. Nous nous demandons : en avons-nous fait assez ? Que diraient nos ancêtres ? Quelles connaissances et quelles saveurs restera-t-il à nos enfants ?
Nous faisons preuve de résilience, d’adaptation, d’inventivité et de persistance. Nous avons été forcé·e·s de nous ajuster à des conditions qui nuisent à la pérennité des écosystèmes et des systèmes des savoirs qui renferment nos modes de vie. Sans abandonner, nous savons pertinemment que la dépossession territoriale ne peut pas être combattue à coups de camps culturels [6]. De l’industrie de la réconciliation jusqu’à la récupération du mouvement pour la justice agroalimentaire, les discours dissociant la souveraineté alimentaire de la souveraineté territoriale sont une injustice supplémentaire envers les peuples autochtones. Sans la restitution des terres et le versement d’indemnisations, il n’est pas question de décolonisation.
[1] Dans le cadre de cet article, « peuples autochtones » réfère aux peuples originaires de l’Amérique du Nord. Il n’est pas question d’invisibiliser les communautés racisées qui vivent sur ces territoires et qui sont les premiers peuples d’autres territoires. Il n’est pas question non plus de laisser entendre que le déplacement forcé de communautés noires vers ces territoires pour des fins d’esclavage constitue une forme de colonialisme.
[2] Il faut noter que ce ne sont pas toutes les nations et les communautés autochtones dont les systèmes alimentaires incluent des pratiques agricoles. Dans ces communautés et ces cultures, la chasse, la trappe, la pêche, la cueillette et la culture d’aliments sauvages représentent l’essentiel, voir le tout de leur système de subsistance. Chez certaines communautés, l’agriculture a été adoptée suivant les efforts « civilisateurs » de la colonisation, alors que dans d’autres, l’agriculture s’est ajoutée à leurs systèmes alimentaires au fur et à mesure qu’elles ont diversifié les sources d’aliments, qu’elles se sont sédentarisées et ont dû composer avec les températures plus chaudes causées par les changements climatiques, ou encore qu’elles ont échangé des pratiques avec d’autres nations et d’autres communautés.
[3] Les traités n’étaient pas des traités de cession du territoire, et les mêmes traités qui sont aujourd’hui instrumentalisés pour légitimer les droits de propriété privée non autochtone ont été signés sous la menace de la famine orchestrée par le Dominion du Canada et l’empire britannique. Depuis bien avant la création de l’État canadien, la nourriture et la famine sont instrumentalisées contre les peuples autochtones à des fins de coercition et de dépossession du territoire.
[4] Ces chiffres sont probablement conservateurs : les statistiques ne prennent pas en compte le peuple Métis, les Inuit, les personnes sans statut autochtone vivant hors réserve ni les personnes des Premières Nations non inscrites ou les Autochtones qui ont renoncé à participer au recensement.
[5] NDLR : Selon le site Web du mouvement Land Back, « Land Back est un mouvement qui existe depuis des générations et qui est héritier d’une longue tradition de mobilisation et de sacrifices en vue de remettre les terres autochtones dans les mains des Autochtones. De telles luttes ont cours actuellement partout sur l’Île de la Tortue. » Pour en savoir plus, visiter le site du mouvement : https://landback.org/manifesto/ (en anglais seulement).
[6] NDLR : Nicole Davies précise que ces camps culturels sont organisés par des Autochtones pour les Autochtones et sont axés sur la transmission culturelle. Bien que souvent dédiés aux jeunes, ils s’adressent aussi parfois aux adultes et peuvent prendre la forme de programmations culturelles s’étendant sur une journée ou une fin de semaine. On y enseigne les connaissances propres au territoire de la nation, la langue, les cérémonies et les pratiques artistiques. Ces camps servent à contrecarrer les effets du colonialisme sur la transmission des connaissances et visent la revitalisation des pratiques culturelles et spirituelles.