Dossier : Cultiver la résistance agricole
Les dangers du contrôle corporatif
Des services Internet aux services bancaires en passant par les compagnies pétrolières ou le commerce alimentaire, de nombreux secteurs de notre économie sont de plus en plus concentrés entre les mains d’une poignée de grandes multinationales. La puissance de ces oligopoles a des conséquences néfastes sur nos sociétés et nos écosystèmes. Le domaine de l’agrochimie ne fait malheureusement pas exception.
Il y a dix ans, quand l’organisme Vigilance OGM a été créé, on parlait du « Big 6 », constitué des six multinationales qui dominaient le marché de l’agrochimie (semences et pesticides). Depuis, Dow et Dupont ont fusionné pour devenir CORTEVA, Syngenta a été rachetée par l’entreprise étatique chinoise ChemChina, et Monsanto a été acheté par Bayer. Résultat : trois entreprises détiennent maintenant 71,1 % des ventes de pesticides et 61 % des ventes de semences commerciales à travers le monde ! [1]
Contrôler la semence
La semence est le premier maillon de l’agriculture. Celui qui les possède détient donc un contrôle important sur l’ensemble de notre système alimentaire. Depuis le début de l’agriculture, les paysan·ne·s ont toujours sélectionné, conservé et échangé leurs semences, année après année. Cela leur a permis d’obtenir des semences adaptées à leurs besoins et leur environnement en toute autonomie. Or, le « puissant » oligopole de l’agrochimie orchestre depuis des années des campagnes de lobbyisme intensives afin d’accaparer cette autonomie.
Avec l’introduction des organismes génétiquement modifiés (OGM), une étape dangereuse a été franchie. Il s’agit de l’appropriation du vivant (les plantes, les arbres et les animaux…) par des entreprises privées, par des brevets validant leur « possession » de ces derniers. Les « lois de la nature » qui permettent la reproduction d’espèces de manière infinie, gratuite et non programmée se voient entravées par des lois commerciales qui visent à interdire la reproduction naturelle des êtres vivants. En effet, les agriculteur·trice·s qui recourent aux semences génétiquement modifiées n’ont plus le droit de récolter les graines des plantes qu’illes cultivent et doivent racheter année après année les semences dont illes ont besoin auprès de Bayer, par exemple. Avec l’avènement des technologies d’édition du génome [2], de nouveaux OGM risquent d’envahir davantage le marché, accentuant toujours plus la pression sur l’autonomie des agriculteur·trice·s. De plus, on assiste actuellement à une campagne de lobbyisme sans précédent qui vise à dérèglementer ces nouveaux OGM.
Nourrir le monde ou les actionnaires ?
Même si la réponse à cette question peut paraître évidente, les dirigeants d’entreprises agrochimiques, eux, choisissent le plus souvent de « nourrir » leurs actionnaires. Dans leur vision à court terme, il y a moins à gagner à nourrir le monde. Quand on est une multinationale qui vend des semences génétiquement modifiées et des pesticides, la stratégie ne saurait être de mettre sur le marché des semences qui se passeraient de pesticides. On doit plutôt vendre des semences susceptibles d’encourager leur utilisation. Résultat : trente ans après l’introduction des OGM dans le monde, ١٠٠ ٪ des plantes génétiquement modifiées sur le marché canadien ont été introduites pour mieux supporter des herbicides. Cela a donc entraîné une augmentation de la vente des herbicides, avec toutes les conséquences que cela implique : impacts sur la santé des agriculteur·trice·s et des populations, pollution des cours d’eau, impacts sur la biodiversité, etc.
Rappelons aussi que la très grande majorité des OGM (comme le soja, le maïs et le canola) sont destinés à alimenter le bétail ou, sous forme de bioéthanol, nos voitures. Cela contredit parfaitement la prétendue vocation « humanitaire » des multinationales qui disent vouloir « sauver le monde de la famine ». « L’accroissement de la production vivrière n’a pas permis d’éliminer la faim dans le monde. Le fait d’être tributaire de pesticides dangereux est une solution à court terme qui porte atteinte au droit à une alimentation suffisante et au droit à la santé des générations actuelles et des générations futures. » [3]
Il est donc important de défaire ce mythe trop souvent entendu : non, l’agriculture industrielle ne « nourrit pas le monde » ; plutôt, ce sont encore et toujours les petit·e·s paysan·ne·s qui jouent ce rôle vital. En effet, comme le démontrent les recherches de l’ONG ETC group : « Les paysans sont les principaux ou les seuls fournisseurs d’aliments pour plus de 70 % de la population mondiale ; or, les paysans produisent ces aliments avec moins – et dans plusieurs cas, avec beaucoup moins – de 25 % de toutes ressources utilisées pour nourrir l’ensemble de l’humanité (terres, eau, carburants fossiles, etc.) [4]. » Globalement, on peut en conclure que l’agriculture industrielle nourrit seulement 75% de la population mondiale tout en utilisant ٧٥ ٪ de toutes les ressources qui servent à nourrir l’humanité. Ce gâchis monumental de ressources s’accompagne de la destruction de notre environnement : déforestation, dégradation et érosion des sols, utilisation massive de pesticides… toutes causes de la sixième extinction de masse.
Face à l’érosion de la biodiversité, pourtant cruciale à la production alimentaire, les multinationales responsables préconisent comme toujours des « solutions » techniques/chimiques leur permettant de continuer de vendre leurs produits et de garder la mainmise sur le système agroalimentaire.
Que font nos gouvernements ?
Des alternatives crédibles existent à ce système agricole qui détruit nos communautés comme nos écosystèmes : nous sommes donc en droit d’attendre une réponse forte et conséquente de la part de nos gouvernements. Cependant, il faudrait « une véritable volonté politique pour réévaluer et remettre en cause les intérêts corporatistes, les politiques incitatives et les relations de pouvoir qui maintiennent en place une agriculture industrielle étroitement tributaire de l’industrie agrochimique [5] », une volonté politique qui semble malheureusement s’effriter encore plus vite que la biodiversité.
Cela dit, il faut reconnaître que les lobbies sont extrêmement bien organisés et financés. Avec le temps, ils ont su développer des stratégies de communication de plus en plus complexes, essayant de faire disparaître toute trace de leur présence derrière de nombreuses communications publiques. Vous vous
méfiez quand Monsanto vous dit que le Roundup n’est pas toxique ? Qu’à cela ne tienne, on va financer une ONG au nom sympathiquement scientifique pour vous en convaincre. Quoi ? Vous doutez toujours après avoir découvert les sources de financement de notre ONG ? On va brouiller encore davantage les pistes en la finançant à travers des fondations privées. Les messages mensongers de ces campagnes de communication percolent à travers la population et, encore plus dangereusement, vers une partie de la communauté scientifique.
Semer le doute en manipulant la science et en fabriquant de l’ignorance, est-ce possible ? Si oui, qui cela sert-il ? Ne pouvant plus nier l’accumulation des preuves des impacts négatifs des pesticides sur notre santé et sur celle de nos écosystèmes, les entreprises agrochimiques cherchent à produire une myriade d’études scientifiques « alternatives ». Les abeilles se meurent de nos pratiques agricoles, oui, mais on dira alors qu’il y a aussi des parasites comme le varroa ou l’étalement urbain qui menacent leurs écosystèmes. Utiliser une loupe grossissante pour mettre à l’avant-plan des problématiques certes réelles, mais mineures, permet à l’industrie de gagner du temps. Mais dans un contexte d’urgence climatique et de perte de la biodiversité, nous n’avons pas le luxe d’attendre avant de changer de modèle agricole.
Les lobbies qui essaient de contrôler toujours plus notre agriculture ont donc un impact majeur sur la science et sur notre confiance envers celle-ci. Au-delà des dangers multiples et indéniables que pose un modèle agricole industriel non durable, on assiste à un détournement majeur de nos démocraties par de puissants lobbies. À nous d’essayer de nous mobiliser pour faire contrepoids à ces derniers. C’est une tâche difficile, mais nous avons beaucoup trop à perdre pour ne pas nous y essayer.
[1] Ces données sont tirées de Groupe ETC, Too Big to Feed, 2017. En ligne : https://etcgroup.org/content/too-big-feed-short-report
[2] Il s’agit d’un ensemble de nouvelles techniques permettant de créer plus facilement de nouvelles modifications génétiques. La technologie CRISPR/Cas9, en particulier a été beaucoup célébrée. Pour une analyse critique, voir le dernier numéro de la revue : Jean-Pierre Rogel, « L’offensive de la biologie de synthèse », À bâbord !, no 87, p. 20-21.
[3] Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation au Conseil des droits de l’homme, rapport du 24 janvier 2017
[4] Pour plus d’information sur le groupe ETC, voir leur site Web : https://www.etcgroup.org/
[5] Rapporteuse spéciale sur le droit à l’alimentation, op. cit.