Omertá dans la santé et les services sociaux : prendre parole sans peur

No 088 - été 2021

Omertá dans la santé et les services sociaux : prendre parole sans peur

Élisabeth Béfort-Doucet, Maude Fréchette

« Il n’y a plus d’omertà, on veut que les gens parlent. » - Danielle McCann, alors ministre de la Santé et des Services sociaux, le 1er mai 2020

La question de l’omertà au sein du système de santé et de services sociaux québécois n’est pas nouvelle : il s’agit en fait d’un enjeu syndical depuis des lustres. L’obligation de loyauté qu’ont les salarié·e·s envers leur employeur entre ici en contradiction avec leur code de déontologie, mais aussi avec leur responsabilité sociale et politique. Un exemple de cette tension entre le devoir de loyauté et l’obligation professionnelle peut par exemple être trouvé dans le Code de déontologie des membres de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec : on y lit que les membres de l’Ordre doivent promouvoir et favoriser la justice sociale, en plus d’appuyer toute mesure favorisant l’amélioration des services. Ainsi, la volonté des intervenant·e·s de mettre au jour des situations déplorables dans leur milieu de travail pourrait être acceptée sur la base qu’elle est conforme à leurs exigences déontologiques. Or, il n’en est rien : des gestionnaires sont d’ailleurs reconnus pour appliquer des mesures disciplinaires envers les salarié·e·s qui osent dénoncer publiquement, empêchant ainsi d’autres travailleur·euse·s de faire de même.

L’obligation de loyauté

Le droit qu’ont les employeurs d’imposer des mesures disciplinaires à un·e salarié·e révélant une situation dans les médias provient de l’obligation de loyauté, prévue aux lois du travail. La personne salariée « doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail » (Code civil du Québec, art. 2088). Cette obligation est maintenue même après la fin du contrat de travail. Des employé·e·s ou d’ancien·ne·s employé·e·s pourraient donc se voir imposer des mesures disciplinaires allant de l’avertissement verbal au congédiement pour avoir contrevenu à cette obligation envers leur employeur, et c’est cette arme que les gestionnaires utilisent.

L’obligation de loyauté se heurte bien évidemment à d’autres droits prévus aux chartes, comme la liberté d’expression. Plusieurs lanceur·euse·s d’alerte ont fait les manchettes ces dernières années, autant pour leurs révélations que pour les mesures de représailles imposées par les employeurs. Devant l’indignation populaire suscitée par ces représailles, des sites Web gouvernementaux ont été mis en place afin de faciliter les dénonciations anonymes. Toutefois, les représailles restent parfois informelles et contribuent à l’omertà.

Vu la complexité de la situation, les syndicats peuvent être incertains quant à la manière d’assurer leur devoir de représentation : s’ils doivent défendre les salariés qui souhaitent prendre la parole, un jugement en leur défaveur peut toutefois rapidement les déposséder de moyens d’action légaux.

L’omertà qui rend malade

Dans le système de santé et de services sociaux, le mutisme imposé par les gestionnaires contribue à la fragilisation des conditions de travail. Considérant que le gouvernement prétend que tout se passe bien dans les milieux de travail, l’investissement pour panser les maux et trouver des solutions aux problèmes est lacunaire. De plus, les employeurs profitent des dénonciations à visage découvert pour individualiser les problématiques vécues et ainsi occulter la dimension systémique des difficultés engendrées par le désinvestissement continu dans les services publics. Cet effort organisé pour empêcher les employé·e·s de dénoncer est internalisé par les travailleur·euse·s elles- et eux-mêmes. La lanceuse d’alerte Ingrid Garceau [1] parle de culpabilité organisationnelle. « On te dit que si tu n’arrives pas à faire ton travail, c’est que tu n’es pas capable de mettre tes limites. On responsabilise l’individu qui n’est pas capable de fournir dans le système, mais c’est le système, le problème », nous explique-t-elle.

La pandémie de COVID-19 a d’ailleurs exacerbé cette nécessité de dénoncer des agissements de gestionnaires, puisque ceux-ci mettent concrètement en danger les usager·ère·s, les employé·e·s et leurs familles. Une salariée ayant dénoncé l’absence de mesures sanitaires dans son établissement souhaite rester anonyme par peur de représailles. Au début de la pandémie, à cause des manquements pour respecter la sécurité des employé·e·s, elle a dû annoncer à sa famille qu’elle était symptomatique après avoir été en contact étroit avec des collègues porteurs du virus. Même si son test s’est finalement avéré négatif, elle dénonce entre autres le fait que son travail avait mis sa famille à risque : « Le regard de peur dans les yeux de mon fils me marquera pour toujours ». Malgré des rencontres avec les gestionnaires lors desquelles ceux-ci ont affirmé officiellement, en présence de ses représentants syndicaux, qu’ils ne lui imposeraient pas de mesures disciplinaires, cette travailleuse affirme avoir subi du harcèlement psychologique de la part de son chef d’équipe, et ce à de multiples reprises après sa dénonciation.

Des initiatives pour prendre parole

Des initiatives ont vu le jour pour permettre aux salariés de dénoncer en toute sécurité. La page Facebook Organisation structurelle coconstruite de lo praticienxe réflexixe, suivie par plus de 30 000 abonné·e·s, a notamment été un outil pour partager des dénonciations de façon anonyme ou pour apporter du support à celles et ceux qui subissent des réprimandes. L’équipe d’administratrices de la page a partagé des levées de fonds pour des frais d’avocats, destinées à des travailleur·euse·s n’ayant pas accès à de la représentation syndicale et des informations sur les droits au travail. « On voit vraiment une autonomisation des salarié·e·s dans leurs témoignages et leur vécu, une forme d’empowerment », nous raconte une des personnes derrière la page. « C’est beau de voir la force que les gens ont en tenant tête. »

Des centrales syndicales ont également développé des plateformes pour permettre la dénonciation des problèmes vécus dans les milieux de travail, autant à visage découvert que de manière anonyme. Avoir accès aux témoignages d’autrui peut être un soulagement énorme pour les salarié·e·s réduit·e·s au silence depuis trop longtemps. Ingrid nous a confirmé que son témoignage a fait du bien à ses collègues, qui ne se sentaient plus seules : « Je me suis fait remercier par d’autres équipes d’être allée dénoncer publiquement ce que nous subissions toutes ».

Une autre solution, qui mettrait à profit des stratégies intersyndicales, serait que des organisations prennent la parole pour défendre les salarié·e·s d’un autre syndicat. Si, par exemple, des travailleuses sociales doivent exercer leur travail dans un milieu n’ayant pas mis en place des mesures sanitaires adéquates, les autres syndicats du secteur pourraient dénoncer d’une seule voix les lacunes observées. Cela éviterait que des employé·e·s osant mettre au jour des situations ne soient ciblé·e·s et ne fassent l’objet de mesures disciplinaires.

Des situations inacceptables se produisent encore aujourd’hui au sein de notre système de santé et de services sociaux. La pandémie exacerbe les inégalités et la précarité des travailleur·euse·s qui tiennent le Québec à bout de bras. En ces temps incertains, les prises de parole sont parfois vitales pour maintenir le système à flot, et les conditions pour qu’elles se réalisent doivent être protégées. « Je ne regrette pas d’être sortie », a conclu, en larmes, la salariée anonyme que nous avons rencontrée. « Il fallait que ça sorte, ça n’avait aucun bon sens. »

Il va de soi que le besoin de mettre en lumière et de dénoncer les situations insoutenables vécues dans le réseau de la santé et des services sociaux doit à tout prix trouver un support solide dans les instances syndicales et les groupes alliés aux travailleur·euse·s. Les entrevues que nous avons faites et l’analyse que nous en dégageons conduisent à un constat clair : dénoncer est possible et souhaitable quand un réseau nous appuie et quand l’instance qui nous représente nous défend. Sans ce filet tissé serré par nos syndicats et par nos pairs, la démarche de dénonciation peut devenir cauchemardesque, même si elle est légitime.


[1Agente de relations humaines à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), Ingrid Garceau a dénoncé publiquement, l’hiver dernier, la surcharge de travail associée aux départs massifs en congé de maladie qu’avait connus son établissement.

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