Dossier : Cultiver la résistance agricole
Pour une gestion féministe des fermes
Véronique Bouchard, propriétaire de la ferme Aux petits oignons et titulaire d’une maîtrise en agronomie, discute avec nous des inégalités de genre en agriculture. Elle aborde la nécessité d’un changement dans les structures organisationnelles ainsi que dans les modes de gestion à la ferme pour permettre aux femmes d’y prendre leur juste place et d’être reconnues pour leur travail. Propos recueillis par Amélie Nguyen.
À bâbord ! : Quels sont les principaux facteurs d’inégalités entre les agricultrices et les agriculteurs dans leur travail agricole et leur travail de reproduction sociale ?
Véronique Bouchard : Comme l’agriculture est plus traditionnelle, une grande part du travail des femmes est non rémunéré dans les entreprises agricoles, comme le soin et l’éducation des enfants ou l’entretien ménager. En plus, beaucoup de femmes vont s’occuper bénévolement de la comptabilité, des tâches administratives, de la gestion du personnel, de la mise en marché ou encore du soins aux animaux. Les rôles qui sont confiés aux femmes, souvent reliés au care, au « prendre soin », sont moins valorisés et, dans certaines entreprises familiales, carrément non rémunérés. C’est aussi un milieu où perdurent des stéréotypes : on ne croit souvent pas que je suis la propriétaire de mon entreprise, on veut parler à un homme.
De plus, il y a parfois un problème d’inégalité en ce qui concerne les parts des entreprises. À l’Union des producteurs agricoles (UPA), pour les entreprises à deux associé·e·s et plus, le montant de la cotisation est doublé par rapport aux entreprises à propriétaire unique. Pour les couples qui possèdent une petite entreprise, il est tentant de s’en tenir à un propriétaire unique – l’homme – pour économiser sur la cotisation. Dans les familles agricoles, on espère souvent qu’un fils va prendre la relève, on ne va pas penser d’emblée qu’une femme le fera. Donc, souvent, les entreprises se sont passées de père en fils et il sera beaucoup plus difficile pour la conjointe d’avoir des parts dans ce type d’entreprise familiale.
Si l’entreprise est au nom du conjoint, les revenus lui sont attribués. Comme pourvoyeur, il va payer certaines dépenses dans l’entreprise et pour la famille. Cependant, dans ce contexte, la femme, qui a travaillé des années pour la ferme, n’aura pas cumulé de RRQ ou de RÉÉR ni la moitié de l’entreprise, alors que son salaire impayé aurait théoriquement pu servir à faire des paiements de capital et que, si elle avait été rémunérée, elle aurait pris part à l’augmentation de l’avoir des propriétaires. En cas de séparation, ces femmes se retrouvent ainsi devant rien. C’est une énorme injustice qui fait que des femmes restent dans des relations de couple par dépendance économique. On entre alors dans des dynamiques de contrôle. Il est très difficile de se séparer quand on a une entreprise ensemble. Plusieurs femmes peuvent endurer des situations malheureuses parce qu’elles seraient trop démunies autrement.
ÀB ! : Quelles sont les priorités pour que les droits des agricultrices soient respectés au même titre que ceux des agriculteurs et qu’elles aient droit à la même reconnaissance ?
V. B. : L’une des priorités est que les agricultrices s’impliquent dans la politique et y soient encouragées. On a un syndicat, l’UPA, qui est censé représenter tou·te·s les agriculteurs et les agricultrices, mais c’est encore majoritairement un boys club. Si plus de femmes étaient élues, elles verraient les enjeux qui touchent les femmes. Il faudrait les appuyer de manière conséquente, avec par exemple, des campagnes de communication pour les inciter à s’impliquer (comme pour la politique municipale), des quotas de postes réservés ou un remboursement des frais de gardiennage. Souvent les réunions ont lieu le soir et la mère va garder les enfants pendant que le père fait de la politique.
ÀB ! : Vous avez démarré votre ferme avec votre conjoint. Comment avez-vous tenté de trouver des solutions à ces inégalités de genre ?
V. B. : Puisqu’il s’agissait d’un démarrage d’entreprise, il a été plus facile d’instaurer au départ la co-propriété à parts égales. J’ai donc toujours possédé la moitié des parts de l’entreprise.
Je suis aujourd’hui séparée du père de mes enfants, de mon associé. Après notre rupture, j’ai instauré la gestion partagée de l’entreprise et je souhaite maintenant en faire une coopérative. J’ai travaillé avec une conseillère en gestion spécialisée en développement organisationnel. Elle m’a aidée à comprendre pourquoi on ne s’entendait pas bien, mon ex-conjoint et moi, au sujet des orientations de la ferme, notamment en ce qui concerne le style de gestion. Après notre séparation, il fallait trouver une façon de fonctionner pour sortir de l’impasse engendrée par un mode de gestion 50/50, générateur de conflits. J’ai donc mis à contribution mon équipe et créé un comité de coordination avec les piliers de l’équipe, ce qui a notamment permis aux leaderships féminins d’émerger.
Puis, en me formant en management responsable, j’ai découvert qu’on attribue souvent le mot « leadership » à un leadership directif et autoritaire, à une sorte de bon père de famille, qui a de l’assurance et qui ne va pas ouvertement dire qu’il doute. Les gens suivent souvent celui qui a l’air sûr de lui, mais finalement, les meilleurs gestionnaires sont ceux qui savent faire preuve d’humilité et d’écoute. J’ai découvert qu’il y avait une forme de leadership qui s’appelait le « leadership dévoué ». On observe que les femmes ont souvent ce genre de leadership, où on ne cherche pas nécessairement à briller, à se montrer supérieures aux autres, mais plutôt à les motiver et à les mobiliser, notamment en donnant l’exemple. Il y a des femmes dans mon entreprise qui sont tellement vaillantes, tellement bonnes, que quand elles demandent quelque chose à leurs collègues, il y a adhésion du groupe. Le respect se gagne aussi par l’exemple, plutôt que par une approche « suivez-moi, je suis le plus fort ».
En créant le comité de coordination dans une approche de cogestion, j’ai vu s’épanouir le leadership d’une femme qui travaillait avec nous depuis dix ans. Je l’ai vue prendre confiance en elle, être capable d’exprimer davantage son point de vue.
Dans une structure hiérarchique et autoritaire, les femmes ne vont pas aussi facilement monter les échelons, parce que cela implique parfois de marcher sur la tête des autres, alors que les femmes n’aiment souvent pas cette compétition. Le type de structure et le type de leadership qui est valorisé ne leur conviennent pas, alors qu’elles ont pourtant toutes les compétences et les aptitudes pour le faire. Il faut que la structure permette aux femmes de prendre leur place autrement plutôt que de simplement prendre la place des hommes.
La gestion partagée demande trois compétences : confiance, transparence, humilité. C’est dommage, mais j’ai l’impression que ces compétences sont moins valorisées chez les hommes, alors que les femmes sont plus culturellement appelées à les développer.
On a hérité de structures qui ont été mises en place par des hommes, qui conviennent aux hommes et qui font en sorte que les hommes se maintiennent dans des positions de pouvoir. Ce n’est pas pour rien que les femmes n’arrivent pas à avoir des postes dans les conseils d’administration ou à être élues aux instances politiques. C’est que les règles du jeu font en sorte qu’elles ne veulent souvent pas se battre pour gagner leur place. J’ai lu que les hommes, dans une équipe de travail, vont plus souvent s’attribuer le travail du groupe et le mérite, alors que les femmes vont davantage attribuer le succès à leur équipe, valorisant le travail de chacun·e.
Ce qui est le plus important est de remettre le « prendre soin » au cœur de l’économie et de le valoriser. En pleine pandémie, on donne des millions en prime à des hommes dirigeants d’entreprises, mais les infirmières et les enseignantes, on se contente de les applaudir !
ÀB ! : L’écoféminisme tente de faire des liens entre l’oppression des femmes par les hommes et la surexploitation de la nature. Est-ce une perspective intéressante pour toi ?
V. B. : J’aime rappeler qu’en agriculture biologique, on valorise beaucoup la diversité, les synergies, les symbioses entre les êtres vivants, les insectes, la vie du sol. Sur le plan humain, il faut aussi que l’on se dote de structures qui valorisent une approche collaborative et non pas compétitive. L’approche écoféministe, c’est aussi de dire que pour régler les problèmes issus de l’approche capitaliste et patriarcale, il faut changer cette culture-là pour être davantage dans le « prendre soin ». Prendre soin des humains et prendre soin de la nature, c’est indissociable, l’un ne va pas sans l’autre. Hommes et femmes, nous avons tous à gagner à développer de telles approches !