L’altermondialisme est toujours bien vivant

No 088 - été 2021

Observatoire des luttes

L’altermondialisme est toujours bien vivant

Myriam Boivin-Comtois, Baptiste Godrie

Baptiste Godrie a coordonné avec Claude Vaillancourt un ouvrage de réflexion sur l’évolution du mouvement altermondialiste depuis le Sommet des Amériques de Québec : Vingt ans d’altermondialisme au Québec. À bâbord ! l’a rencontré. Propos recueillis par Myriam Boivin-Comtois.

À bâbord ! : Pourquoi ce livre, quelles étaient vos intentions ?

Baptiste Godrie : La parution du livre s’inscrit dans un double 20e anniversaire. Il s’agissait d’abord de souligner les vingt ans d’ATTAC-Québec, fondée en 2000, une organisation altermondialiste sans financement public qui travaille sur des sujets comme le libre-échange, les paradis fiscaux et la justice environnementale ; et d’autre part, les vingt ans du Sommet des Amériques de Québec, qui est un moment clé de l’altermondialisme au Québec.

ÀB ! : Pourquoi ce dernier événement plutôt qu’un autre ?

B. G. : D’autres mobilisations ont eu un écho important et international, comme la marche Du pain et des roses, puis la Marche mondiale des femmes, ou encore la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Mais nous avons retenu le Sommet de Québec en raison de son caractère exceptionnel. Cet événement s’est distingué par une large mobilisation intergénérationnelle : beaucoup de groupes étaient touchés comme des syndicats, des associations étudiantes, des groupes écologiques, et divers regroupements progressistes. La Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), qui était alors en jeu, touchait toutes les dimensions de la vie, sociale, culturelle, économique. Tout cela nous replonge au début des années 2000. C’est l’époque où nous sommes passés du terme « antimondialisation », jugé trop négatif, à « altermondialisme », qui met l’accent sur la force de proposition de ce mouvement. 2001 est aussi la date de naissance des forums sociaux mondiaux. Nous n’avons pas voulu écrire un ouvrage théorique sur l’altermondialisme, mais un livre qui offre le point de vue de personnes qui ont participé à ce mouvement, qui l’ont vu évoluer de près, qui se sont franchement impliquées dans des luttes et qui étaient proches d’ATTAC-Québec. Il s’agit d’un devoir de mémoire militante : se remémorer, transmettre les luttes de ces vingt dernières années et de faire un exercice d’analyse en forme de bilan pour interroger ses perspectives au Québec.

ÀB !  : Le sommet de Québec de 2001 a été un grand moment de résistance ici et a laissé de nombreuses traces. Quel est son héritage ?

B. G. : Le Sommet de Québec a cristallisé les luttes autour de l’enjeu démocratique : qui nous représente ? Qui prend les décisions sur les enjeux transnationaux qui nous affectent ? Les gouvernements des Amériques avaient concocté en secret, sous l’impulsion de grandes entreprises, un immense accord commercial qui permettait de marchandiser des secteurs importants de l’économie. En avril 2001, des dizaines de milliers de personnes se sont réunies à Québec pour affirmer la souveraineté du peuple, dénoncer des politiques élaborées par des responsables étatiques qui se cachaient du peuple, derrière des forces policières. Il s’agissait à la fois de dénoncer et de proposer des alternatives. Cette large mobilisation a catalysé des frustrations qui existaient depuis la libéralisation des marchés dans les années 1980, face à des politiques qui nous appauvrissaient collectivement. Pour de nombreuses personnes, il s’agissait aussi d’un moment de politisation et aussi d’une tribune pour les idées progressistes dans l’opinion publique.

ÀB !  : Des chapitres du livre traitent de l’apport de différents mouvements (féministes, syndicaux) à l’altermondialisme, que peut-on en retenir ?

B. G. : Nous faisons le point autant sur les mouvements au sein du mouvement (l’altermondialisme étant qualifié de « mouvement des mouvements »). L’apport international est l’un des fils transversaux du livre, que l’on constate par l’intermédiaire de délégations québécoises qui participaient notamment aux FSM. Mais nous constatons aussi comment l’altermondialisme s’est développé, ici, dans les grands centres urbains et les régions, avec ses spécificités. Nous pouvons aussi suivre l’évolution de certains dossiers qui ont mobilisé ATTAC-Québec en alliance avec d’autres groupes (libre-échange, paradis fiscaux, environnement et justice sociale).

ÀB ! : C’est d’ailleurs toi qui traite la question de l’environnement !

B. G. : L’environnement était déjà au cœur des revendications altermondialistes. Ce qui est plus nouveau, c’est la convergence entre ce sujet et la justice sociale, une convergence qui s’est faite suite à de nombreuses critiques : celles sur le développement durable, entreprises dès le premier FSM, qui avait entre autres comme effet d’accroitre les inégalités Nord-Sud ; celles sur capitalisme vert comme stratégie pour réduire les inégalités. Mais on donne l’apparence de réparer certains torts faits à l’environnement. Le chapitre fait état d’autres courants dans la lignée de l’altermondialisme qui ont mis la justice sociale sur la table, comme la décroissance et les mobilisations dans les Suds sur le buen vivir. Au Québec, à partir de 2015, on assiste à une intensification de cette convergence entre les luttes sociales et environnementales, avec l’apparition d’actions directes (la campagne Kinder Morgan, c’est non !, le blocage des voies ferrées par les chefs héréditaires Wet’suwet’en et leur allié·e·s). Ces luttes se combinent à des plans pour la transition juste. Je pense plus particulièrement à la feuille de route de Québec ZéN, avec ses quatorze chantiers pour accélérer la transition juste vers une économie carboneutre.

ÀB ! : Quels sont les grands défis qui attendent le mouvement altermondialiste ?

B. G. : D’abord la Covid. Elle nous fait craindre de nouvelles politiques d’austérité qui renforceront certains problèmes mis en évidence pendant cette crise (sous-financement des services sociaux, de la santé, de l’éducation). Par ailleurs, nous comprenons mieux maintenant l’importance de changer notre approche, ce qu’on constate aux États-Unis, sous présidence de Joe Biden, qui pense davantage à taxer les revenus, qui ne craint pas l’endettement pour relancer l’économie, avec un objectif de réduction des inégalités sociales et une volonté de se lancer dans la transition énergétique. Nous nous trouvons dans une conjoncture qui peut changer rapidement. Covid ou pas, cependant, les luttes altermondialistes gardent toute leur raison d’être. Et nous resterons confrontés au défi climatique pour les prochaines décennies. Nous nous inquiétons aussi beaucoup de la montée de l’extrême droite, qui peut être un grand frein à nos idées : ses représentants jouent sur nos plates-bandes, en dénonçant certains travers de la mondialisation et du libre-échange, non sans succès ! Mais ils mettent le blâme sur l’immigration et, ce qui est moins visible, ils restent pro-marché et en faveur de la libre circulation des capitaux. Un dernier enjeu pour le mouvement altermondialiste est la multiplicité des échelles d’action, du local à l’international. Les altermondialistes veulent mener des luttes locales, avec des retombées concrètes, au niveau municipal par exemple, et en même temps, ils ne doivent pas abandonner le niveau d’action international : devant la puissance des entreprises transnationales, il faut avoir des outils transnationaux pour les contraindre. Dans le contexte actuel où toutes les activités sont virtuelles, ce livre nous permet de revivre une partie notre histoire récente, celle de ces luttes des deux dernières décennies, et de rêver ensemble de ce qu’on fera quand nous pourrons à nouveau nous réunir en personne ! Il faut continuer à cultiver nos utopies.

ÀB ! : Devant l’hétérogénéité des militant·e·s altermondialistes, est-il possible de voir la lutte contre le réchauffement climatique comme un programme parapluie ?

B. G. : Nous avons en effet ici un thème très rassembleur. Nous devons aussi penser à créer des convergences avec des luttes qui ont pris beaucoup d’importance dans l’espace public, comme Black Lives Matter, Indigenous Lives Matter, et les mouvements LGBTQ+. D’ailleurs, les ponts existent, sur la question de la décolonisation, concertant les ressources, le territoire, la lutte contre l’extractivisme, la répression policière. Il est bon d’avoir des luttes convergentes, mais il faut aussi reconnaître les enjeux spécifiques, ne pas les rendre invisibles dans une grande lutte qui serait la lutte des luttes.

ÀB ! : Selon toi, est-ce que l’altermondialisme au Québec est un succès ?

B. G. : Je crois que oui, même si je ne peux pas en témoigner personnellement sur toute cette période. Sa vitalité, c’est d’avoir été capable d’épouser de nombreuses causes, de ne pas avoir été figé dans les mêmes revendications tout en réussissant à les garder malgré tout, parce qu’une nouvelle lutte ne doit pas effacer la pertinence de celle qui la précède. Sa grande force est d’être très inclusif, radical dans ses aspirations et de porter une utopie : imaginer ce que serait une société dans un monde où le capitalisme n’existerait pas, ou qui existerait sur des bases très différentes. 

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