International
Le Brésil au bord du précipice
Entrevue avec Camilo Capiberibe
Le Brésil est plongé dans une profonde crise politique, sociale et environnementale. En plus d’être l’un des pays les plus touchés par la pandémie, le Brésil subit un taux de déforestation sans précédent, une croissance de la pauvreté et de multiples attaques contre les droits et les institutions du pays.
Propos recueillis par Karen Lang.
Karen Lang : Quelle est votre analyse de la conjoncture au Brésil ? Quelle est l’origine de cette situation et quel est le rôle du gouvernement de Jair Bolsonaro dans celle-ci ?
Camilo Capiberibe : Le Brésil subit des attaques contre les acquis inscrits dans la Constitution de 1988, connue comme la Constitution citoyenne, qui cherchait notamment à mettre en place un État républicain et un État-providence : santé et éducation universelles, droits fondamentaux garantis et lutte contre la corruption. Nous nous retrouvons dans la situation actuelle parce que les secteurs les plus extrémistes, les plus conservateurs, qui n’ont jamais voulu de ce modèle de société – et qui n’ont jamais accepté les victoires électorales d’une coalition de centre gauche – ont réussi à consolider leur alliance.
Cette alliance est composée des secteurs les plus avides du marché financier, des groupes les plus arriérés du secteur agro-industriel et des groupes les plus conservateurs issus de différents milieux, comme les médias, la police, les forces armées, le système judiciaire et les institutions de surveillance. Ces secteurs se sont historiquement réparti les structures de l’État entre eux et les ont utilisées pour leur propre bénéfice, tout en exploitant les masses ouvrières à l’extrême et les ressources naturelles d’une façon prédatrice, et ce, sans aucun souci pour le bien-être présent et futur de la nation.
Le gouvernement Bolsonaro représente tous ces intérêts rétrogrades : il nie la science et il utilise son contrôle sur les différentes structures de l’État pour démanteler les politiques qui protègent la majorité de la population. Il se distingue par ses attaques contre les droits humains, les femmes et les homosexuels, par son entourage et par sa défense nostalgique des barbaries de la dictature civile-militaire (1964-1985). De plus, ce gouvernement crée des conflits permanents entre les acteurs de la société, les dressant constamment les uns contre les autres pour se maintenir au pouvoir et mener sa politique à terme. Il attaque ouvertement les peuples autochtones et les communautés quilombola [1]. Son comportement est génocidaire et destructif. Il se met au service du marché et de la spéculation sans que la richesse nationale soit restituée au peuple brésilien.
La vente de certains gisements pétroliers et l’abolition du fonds pour l’éducation et la santé (financé auparavant par les revenus générés par Petrobras, entreprise pétrolière d’État) ont été les premiers changements significatifs approuvés par le gouvernement du Parti des travailleurs (dirigé par Michel Temer après la destitution de Dilma Rousseff). Ces changements ont déclenché le processus de démantèlement que poursuit Bolsonaro. Il a été suivi des réformes au code de travail et au système de sécurité sociale, adoptées sous les promesses de relance économique et de création d’emplois. Ces réformes ont toutefois eu l’effet contraire : elles n’ont pas contribué à l’assainissement des finances publiques et ont plutôt aggravé les inégalités sociales, tout en menant à la stagnation économique.
De plus, nous sommes actuellement confrontés à des tentatives de privatisation des services publics essentiels pour la population, comme le service postal Correios, le producteur d’électricité Eletrobras, et l’une des banques nationales, Banco do Brasil. On reproduit ici ce qui avait été fait avec Petrobras, lorsque des raffineries avaient été vendues à moitié prix à des investisseurs étrangers. Le gouvernement Bolsonaro essaie également de supprimer une norme constitutionnelle qui l’oblige à allouer un pourcentage minimum du budget fédéral à l’éducation et à la santé, qui sont des droits constitutionnels protégeant surtout les classes moyennes et pauvres. Le gouvernement tente d’éliminer une politique structurelle pour la substituer par une politique temporaire et fragile, soit l’aide financière d’urgence offerte pendant la pandémie. C’est d’une perversité sans limites.
Quelques groupes qui s’opposaient aux gouvernements de centre gauche ont incité la population à se méfier de la politique, et surtout des partis politiques plus à gauche. Toutefois, étant allés trop loin, ils ont perdu le contrôle et ont fini par contribuer à l’élection d’un gouvernement d’extrême droite incapable de gérer une société moderne. Ces acteurs ont reçu un appui financier et stratégique d’intérêts extérieurs souhaitant s’opposer à l’État brésilien gouverné par la gauche. Des conversations enregistrées dans le cadre d’enquêtes menées par la Cour suprême fédérale ont révélé certains faits de ce genre.
La lutte contre la corruption supposée a été utilisée comme prétexte pour convaincre la population de voter contre le PT. Or, ce qui a motivé les groupes actuellement au pouvoir à se faire élire était précisément le fait que les institutions de lutte à la corruption commençaient à poursuivre ceux qui, parmi eux, étaient impliqués dans des « crimes en col blanc ». Pour se protéger, il leur fallait occuper l’État et démanteler les institutions qui les menaçaient. Au Brésil, le discours de la lutte contre la corruption a toujours été utilisé d’abord et avant tout pour attaquer les adversaires politiques.
K. L. : Le gouvernement Bolsonaro est fortement critiqué au Brésil et à l’étranger pour l’inefficacité de sa politique face à la COVID-19. Que révèle cette situation sur les relations de pouvoir dans le pays ?
C. C. : Le Brésil est reconnu comme ayant la gestion de la pandémie la moins efficace au monde et se retrouve donc à la fin de liste d’attente pour l’achat des vaccins, à cause du négationnisme et de l’incompétence du gouvernement.
Ce gouvernement est une prolongation de la figure de Bolsonaro, un parlementaire qui, dans ses 28 ans au congrès, n’a rien fait de positif. Il propose des solutions improvisées et « miraculeuses », en plus de se montrer hostile aux règles de droit public. Il a nommé dans la structure étatique de nombreuses personnes qui n’ont pas de connaissances dans les domaines où elles sont censées œuvrer. Le ministère de la Santé en est un exemple clair : Bolsonaro y a congédié deux ministres compétents, détenant des formations techniques dans le domaine, pour nommer quelqu’un qui lui sera plus obéissant. Au début de l’année 2021, le Brésil a connu plus de 30 jours avec une moyenne de plus de 1000 morts par jour, arrivant à plus de 4 000 par tranche de 24 heures à certains moments. À date, il s’agit du pire moment de la pandémie.
Bolsonaro s’est fait élire sur des mensonges, en faisant la promotion de la haine envers certains groupes sociaux et en rejetant les institutions publiques : c’est ce qu’il continue à faire. Il déclare ouvertement son mépris pour les vies perdues à cause de la pandémie et il attaque les gens qui sont tombés malades ou ont perdu des proches. Il a même qualifié de faibles, de lâches, de morveux ceux et celles qui ont défendu la distanciation sociale. Il a aussi provoqué des rassemblements et menti au sujet du vaccin.
Dans le but de satisfaire ses partisans les plus radicaux, il s’est engagé dans un affrontement idéologique avec des nations amies – comme la Chine – qui sont des partenaires commerciaux historiques et qui représentent aujourd’hui l’une des dernières possibilités d’acquérir des vaccins. Bolsonaro, ses fils et ses alliés les plus proches ne gouvernent pas pour promouvoir le bien-être des Brésilien·ne·s : cela ne les intéresse pas.
K. L. : Comment peut-on expliquer qu’une partie de la population continue à appuyer ce gouvernement ?
C. C. : La popularité du président diminue à mesure que les gens réalisent qu’ils perdent le peu qu’ils avaient gagné sous les gouvernements de centre gauche. L’année dernière, le prix des denrées alimentaires a connu la plus forte hausse depuis 26 ans. Le prix du carburant a augmenté de 30 % cette année, ce qui a un impact important sur le coût de la vie dans son ensemble. Plus récemment, le gouvernement Bolsonaro a supprimé le fonds d’aide sociale destiné à appuyer la population durant la pandémie, alors que le taux de chômage est à un sommet historique.
Malgré tout, beaucoup de gens soutiennent le gouvernement parce qu’ils continuent de croire – malgré tout ce qui a été révélé sur l’opération Lava Jato [2] – que l’élection de Bolsonaro a mis fin à la corruption. Or, le discours messianique autour de la figure de Bolsonaro n’a aucun rapport avec la réalité du pays en ce moment.
K. L. : La destruction de la forêt amazonienne se poursuit et le gouvernement n’intervient pas, malgré les demandes de la société civile. Que faire pour mettre fin à la déforestation et à l’impunité de ceux qui commettent ce crime ?
C. C. : Les auteurs de crimes contre l’environnement ont trouvé un allié de taille en Bolsonaro. Durant la campagne électorale, il a fait des déclarations en faveur du non-respect de la loi, à laquelle il est lui-même peu enclin à se conformer. Quand le ministre de l’Environnement, Ricardo Salles, a déclaré qu’il profiterait de la pandémie pour affaiblir la législation environnementale, il n’a fait que confirmer ce qui se passait déjà : le gouvernement avait entrepris d’affaiblir les agences d’inspection et de contrôle en réduisant leur budget et en persécutant les fonctionnaires qui faisaient leur travail.
Ce gouvernement ne se préoccupe ni de l’avenir ni des peuples traditionnels. Il n’a que faire des nouvelles technologies agricoles qui permettraient de cultiver la terre sans déforester de nouvelles zones. Le seul langage que ce gouvernement et les criminels qu’il soutient comprendront est celui des pertes économiques que les autres pays pourraient provoquer en limitant l’achat de marchandises provenant de régions où les droits de l’homme et de l’environnement sont violés. La défaite de Trump aux États-Unis et le blocage de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, par exemple, ont fait pression sur le Brésil, mais cela ne suffit pas.
Le peuple brésilien n’a ni le temps ni les moyens de combattre ces crimes environnementaux. La majorité de la société est déjà forcée de lutter simplement pour se nourrir et pour survivre. Pire, plusieurs voient dans la déforestation à des fins agricoles et industrielles une solution pour générer de la richesse : pourtant, les bénéfices n’atteignent jamais la majorité (il suffit de regarder les prix des aliments).
K. L. : Quelles sont les perspectives à court et à long terme pour le Brésil ? Que faut-il faire pour améliorer la situation ?
C. C. : Le Brésil est parvenu à la situation actuelle après environ dix années durant lesquelles la plus grande chaîne de télévision du pays et les principaux journaux œuvraient à discréditer le gouvernement de centre gauche, mais aussi la politique en général, à cause de la corruption. Mais ce que ce gouvernement de centre gauche faisait, à l’époque, c’était de combattre la corruption normalisée dans les structures publiques et dans les relations public-privé. Les médias sont allés jusqu’à dire, lors de la campagne électorale de 2018, qu’il fallait détruire tout ce qui avait été établi dans le processus de redémocratisation qui a suivi la dictature. Les résultats de décennies d’efforts de la part des politicien·ne·s et de la majorité absolue de la société ont été méprisés. Ce faisant, on a écrasé l’espoir et diminué les attentes populaires. Les Brésilien·ne·s issus des mêmes classes économiques ont aussi été mis en opposition les uns contre les autres.
Nous sommes à un moment où il faut une forte résistance pour éviter des reculs encore plus importants, notamment le démantèlement des politiques publiques qui assurent un minimum de dignité aux personnes. Il est nécessaire de restaurer l’espoir dans les cœurs des Brésilien·ne·s qui, peu à peu, se rendent compte que le gouvernement au pouvoir n’agit pas dans leur intérêt. Les élections municipales ont donné des signes positifs, avec la défaite de la plupart des candidats soutenus par Bolsonaro, mais nous devons considérer que la lutte politique continue dans d’autres espaces. Le Brésil doit construire un consensus autour d’un projet réunissant tous les secteurs démocratiques de la société : la production agricole, l’enseignement, la recherche, les organisations sociales, mais aussi l’industrie nationale, qui a beaucoup perdu depuis l’opération Lava Jato et qui continue à perdre. Les Brésilien·ne·s doivent retrouver l’espoir, se voir comme un peuple riche et plein de capacités, avec toute sa diversité, pour devenir de nouveau une des nations les plus respectées du monde. Au-delà de l’espoir, il reste encore un long chemin à parcourir pour devenir une société où règne la justice sociale.
[1] Les communautés quilombola sont celles formées de descendant·e·s d’esclaves africain·e·s.
[2] L’opération Lava Jato est l’enquête de la police fédérale brésilienne pour faire la lumière sur la corruption et le blanchiment d’argent impliquant la société d’État Petrobras. Voir Karine Peschard, « Le Brésil dans la tourmente », À bâbord !, no 69, avril-mai 2017. Disponible en ligne ; Philippe de Grosbois, « Journalisme. Des fuites qui dérangent », À bâbord !, no 81, novembre 2019. Disponible en ligne.