Dossier : Cultiver la résistance agricole
La révolution tranquille de l’agriculture québécoise
La révolution agricole de la deuxième moitié du 20e siècle a reposé sur l’intensification des pratiques, la mécanisation, l’agrandissement des fermes, leur spécialisation et leur concentration. Pour des raisons à la fois sociales, économiques et environnementales, cette logique arrive à son terme.
Le 14 juin 1963, le débat est animé à l’Assemblée législative du Québec. Daniel Johnson, alors chef de l’Union nationale, s’oppose à Alcide Courcy, ministre de l’Agriculture et de la Colonisation du gouvernement Lesage. Alors que le ministre affirme l’absolue nécessité que « le colon d’hier devienne cultivateur », Daniel Johnson s’inquiète. Est-ce que cette rhétorique ne cache pas l’intention du ministre de renoncer à la colonisation de nouvelles terres agricoles ? : « J’aimerais savoir du ministre s’il y a, selon lui et selon ses experts, encore des coins de la province où l’agriculture pourrait être installée sur une base éventuellement profitable. Par exemple, la Matagami ; […] Est-ce que le ministre pourrait confirmer les informations que j’ai quant à Matagami et aux possibilités agricoles que représente ce secteur de la province encore inexploité […] ? »
Je laisse les lecteur·trice·s moins familier·ère·s avec la géographie du Québec regarder où se trouve Matagami, ils et elles comprendront vite combien cela peut paraître aujourd’hui incongru de penser faire de l’agriculture aussi loin dans le nord. Cet échange est intéressant, parce qu’il illustre un moment clé de l’histoire agricole du Québec, celui où le colon doit devenir cultivateur. Ou, dit autrement, celui où le paysan doit devenir un producteur agricole.
De la colonisation à l’exploitation
L’histoire agricole du Québec est celle de la colonisation des terres, d’abord sous la forme de tenures seigneuriales et de quelques exploitations capitalistes, qui sont progressivement supplantées par de petites fermes familiales à partir du milieu du 19e siècle. Ces fermes, nombreuses, principalement tournées vers la subsistance, ne peuvent permettre à tous leurs enfants de s’établir. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays à la même époque, on ne divise pas la terre entre les enfants, mais on colonise de nouvelles terres : du Témiscouata au Lac-Saint-Jean, de la Gaspésie à l’Abitibi. Lors du recensement agricole de 1941, le nombre de fermes atteint son apogée avec près de 155 000 fermes. Ces fermes ont essentiellement pour fonction de nourrir les familles – bien que parfois difficilement – de conquérir de nouveaux territoires, de développer et de préserver une société catholique, francophone, saine et rurale.
Entre la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1970, sous la pression d’une demande en hausse, mais aussi d’une baisse continue des prix constants, les fermes québécoises doivent améliorer leur productivité et subissent des transformations majeures. D’abord, elles se modernisent, s’agrandissent et se mettent à utiliser machines, engrais et pesticides. Ensuite, elles se spécialisent. Alors que la ferme familiale typique du début du siècle était diversifiée, élevait quelques animaux et cultivait une poignée d’acres, les fermes deviennent laitières, porcines, céréalières ou maraichères. De domestiques, elles deviennent marchandes. Être producteur agricole devient une profession.
Une expansion suivie d’un repli
Cette course à la productivité entraîne l’intensification de l’exploitation des terres qui ont un bon potentiel et mène au retrait de celles moins productives. Quand, au cours des années 1970, l’agriculture québécoise se reconcentre dans les basses-terres du Saint-Laurent, c’est en tout plus de 1,2 million d’hectares qui sont abandonnés ailleurs. Certes, quelques-unes des poches de colonisation, comme le Lac-Saint-Jean, restent aujourd’hui encore des secteurs de production dynamiques, mais de vastes territoires des Appalaches et des Laurentides ont subi une déprise importante… Et il n’y eut jamais d’agriculture à Matagami.
Cette triple dynamique d’intensification, d’agrandissement et de concentration caractérise donc la révolution agricole de la deuxième moitié du 20e siècle. Elle est le produit d’une combinaison cohérente d’éléments, associant des facteurs politiques (des politiques agricoles tournées vers l’amélioration de la productivité), économiques (une demande alimentaire croissante, des besoins en main-d’œuvre dans l’industrie et les services), socioculturels (l’aspiration d’une frange des agriculteurs à devenir des professionnels, une certaine conception du progrès) et technologiques (mécanisation et intrants). Tous ces facteurs étaient réunis et tiraient dans la même direction.
À partir de la fin des années 1970, la rapidité avec laquelle les fermes disparaissent ralentit. Entre 1941 et 1981, le Québec perd plus de 100 000 fermes. Pendant 40 ans, c’est en moyenne plus de sept fermes qui disparaissent chaque jour et, lors du recensement de 1981, on n’en compte plus que 48 000. C’est dans ces années-là aussi que sont instaurés plusieurs des grands outils de la politique agricole comme les quotas dans le lait, les œufs, le dindon et le poulet (respectivement, 1970, 1972, 1974 et 1978) ; l’assurance stabilisation des revenus agricoles, connue sous le nom d’ASRA (1975) et la Loi de protection du territoire agricole (1978).
Ces instruments sont toujours là, même s’ils ont connu diverses mises au point. Si le nombre de fermes continue à diminuer, le rythme de leur disparition ralentit nettement. Entre 1981 et 2016, ce sont 19 000 fermes de plus qui disparaissent, soit « seulement » 1,5 par jour. Aujourd’hui, le nombre de fermes semble se stabiliser autour de 28 000. Mais ce qui est relativement nouveau, c’est la polarisation entre, d’une part, des petites fermes, réalisant moins de 100 000 dollars de vente annuellement, dont la production est extrêmement diverse, et qui représentent la moitié des fermes québécoises, et d’autre part, de très grandes fermes qui ne cessent de grandir. Celles du milieu, soit les fermes qui correspondent à l’idéal type de l’agriculture familiale québécoise, les fermes d’une cinquantaine de vaches établies sur moins d’une centaine d’hectares, sont doucement en train de disparaître.
Consolidation et diversification des modèles
Ainsi, cette consolidation apparente du nombre de fermes se construit sur deux dynamiques très différentes. D’un côté, les fermes spécialisées dans les grandes productions, cibles principales des politiques agricoles, poursuivent leur croissance. Elles sont orientées vers la fourniture de matières premières à l’industrie et leur santé économique est très dépendante des marchés nationaux ou mondiaux ainsi que des politiques agricoles nationales et provinciales. De l’autre côté, on trouve une mosaïque de petites fermes. Certaines sont des fermes de loisir ou des projets de retraite, d’autres sont des fermes traditionnelles restées petites et reposant sur la pluriactivité. Plus récemment, une catégorie s’est affirmée et a beaucoup gagné en visibilité : les fermes souvent créées de toutes pièces par des agricultrices et des agriculteurs choisissant de produire intensément et de façon diversifiée sur de petites surfaces, de transformer et de vendre directement aux consommateurs en se passant des intermédiaires et en se situant pour l’essentiel à côté du système.
Car le modèle conventionnel, souvent appelé « productiviste », est de plus en plus critiqué pour les dérives qui en découlent. Sur le plan environnemental, le bilan de l’agriculture moderne est préoccupant : affaiblissement général de la biodiversité, usage intensif d’intrants de synthèse et dégradation des sols et des ressources en eau sont autant de problèmes aujourd’hui largement documentés. Sur le plan social, la restructuration accélérée à laquelle est soumise l’agriculture apporte son lot de problèmes : difficultés pour la relève qui doit acquérir des fermes de plus en plus gigantesques et fait donc face à un endettement croissant ; détresse psychologique d’une proportion croissante d’agriculteurs et d’agricultrices happé·e·s par la pression constante qui s’exerce sur leurs performances et souffrant de solitude après avoir acheté tous leurs voisins. Le problème est suffisamment inquiétant pour que des travailleurs et plus souvent des travailleuses de rang, dont la mission est d’accompagner les agriculteurs et les agricultrices afin de prévenir les problèmes, soient installées partout sur le territoire québécois.
Bien entendu, il y a encore de nombreux agriculteurs et agricultrices heureux·ses et fier·ère·s du développement de leur entreprise et qui restent engagé·e·s dans la voie de cette agriculture intensive et spécialisée. Leurs fermes restent bien accompagnées par les politiques publiques. Mais de multiples initiatives se développent aussi dans les interstices du système qui préfigurent de nouvelles manières de penser l’agriculture : circuits courts de commercialisation, agriculture biologique, agroforesterie, filières intégrées de qualité autour d’un produit, cultures émergentes… les exemples de ces formes d’agriculture qui ont pour ambition de nourrir leur communauté et d’habiter leur territoire abondent. Si ces formes renouvelées de pratique de l’agriculture n’ont pas encore gagné la bataille des moyens, notamment l’accès aux politiques publiques, elles ont largement gagné la bataille de la légitimité et leur influence s’étend doucement bien au-delà des réseaux dans lesquels elles sont nées.