Dossier : Cultiver la résistance agricole
Gouvernance néocoloniale et discriminations raciales
Travail migrant agricole au Canada
La pandémie a mis en lumière les difficultés à combler les postes nécessaires au travail agricole estival sans faire appel aux travailleur·euse·s migrant·e·s. Essentiel·le·s à notre agriculture, ils et elles se retrouvent pourtant dans des conditions d’exploitation sans réelle possibilité de défendre leurs droits.
Dès le tout début de la colonisation du territoire, non cédé par les peuples autochtones, le développement de l’agriculture canadienne est intimement lié aux migrations internationales. Durant le 20e siècle, le secteur de l’agriculture est progressivement délaissé par les colons installés depuis quelques générations, qui vont vers des emplois industriels, entraînant une pénurie de main-d’œuvre qui demeurera constante dans le secteur agricole. Cette pénurie est d’abord comblée, dans la première moitié du siècle, par des immigrant·e·s permanent·e·s fuyant la guerre et la pauvreté sévissant en Europe, puis à partir des années 1960, par des migrant·e·s saisonnier·ière·s venu·e·s d’Amérique centrale, exproprié·e·s des régions rurales ou affecté·e·s par le surpeuplement et la pauvreté dans les régions urbaines.
Pour faciliter la coordination des déplacements de main-d’œuvre, le gouvernement du Canada crée en 1996 le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS). Puis, en 2002, le Projet pilote des travailleurs temporaires peu spécialisés ouvre les voies d’entrée des travailleur·euse·s dans divers secteurs. Par les réformes subséquentes, le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) est élargi et subdivisé en sous-programmes, parmi lesquels le volet des postes à bas salaire et le volet agricole sont largement employés, en addition au PTAS, par les employeur·euse·s agricoles. Ces programmes sont en grande partie appuyés sur des ententes bilatérales. Ils sont donc conjointement gérés par les gouvernements du Canada et ceux des pays d’origine, qui ont conclu les ententes avec le soutien de la fédération des producteurs agricoles du Canada (FARMS/FERME). La gouvernance du travail migrant agricole au Canada est ainsi marquée d’un côté par la privatisation et de l’autre par le néocolonialisme, dans la mesure où elle est fondée sur les inégalités historiques, économiques et politiques entre les pays concernés.
Un statut particulièrement vulnérable
La pandémie est venue confirmer que la survie de l’agriculture canadienne dépend inévitablement des travailleur·euse·s migrant·e·s. Malgré la fermeture de la frontière nationale, le Québec a accueilli 16 260 migrant·e·s dans le secteur en 2020, en comparaison de 16 485 en 2019, ce qui ne représente pas une baisse significative. En addition aux travailleur·euse·s migrant·e·s, de nombreuses personnes à statut d’immigration précaire, telles que des demandeur·euse·s d’asile, des étudiant·e·s internationaux ou des personnes sans statut, travaillent dans les champs, souvent par l’entremise d’agences de placement.
Même si elles étaient déjà bien connues, les vulnérabilités des travailleur·euse·s migrant·e·s du secteur agricole ont été plus que jamais visibilisées par la pandémie. D’abord, le droit de séjour de ces travailleur·euse·s est essentiellement lié à leur emploi, ce qui consolide l’asymétrie de pouvoir entre l’employeur·euse et l’employé·e. En effet, le PTET et le PTAS offrent des permis dits « fermés », c’est-à-dire qu’ils lient les travailleur·euse·s à leur patron·ne·s. Une exception a cependant été introduite au PTAS pour permettre aux employeur·euse·s participant·e·s de transférer leurs travailleur·euse·s d’une exploitation agricole à une autre. Cela étant dit, cette exception est conçue afin de faciliter l’affectation des employé·e·s entre les employeur·euse·s. Les travailleur·euse·s n’ont toujours pas la liberté de choisir leur patron·ne·s. Dans ce contexte, la possibilité d’être déporté du Canada selon la volonté de l’employeur·euse contraint les travailleur·euse·s à accepter de mauvaises conditions. L’obtention de la résidence permanente est la seule façon pour elles et eux de stabiliser leur droit de séjour, mais la voie d’accès est extrêmement restreinte, voire carrément impossible dans le cas du PTAS. Le système d’immigration enferme ainsi ces travailleur·euse·s dans la circularité et la précarité.
À ce régime migratoire particulier s’ajoutent plusieurs autres facteurs, accentuant la vulnérabilité des travailleurs et travailleuses migrant·e·s, à commencer par l’isolement. En effet, les fermes sont généralement éloignées des villages et les déplacements des travailleur·euse·s sont souvent contrôlés par leur employeur·euse. Plusieurs racontent subir la surveillance de ceux-ci et celles-ci jusque dans leur logement, à l’extérieur des heures de travail. C’est donc tout leur quotidien qui est soumis à la volonté des patron·ne·s. De plus, le manque d’informations concernant leurs droits et la barrière linguistique les rendent inévitablement plus impuissant·e·s. Finalement, notons la présence accrue de femmes au sein des professions agricoles. Le secteur étant encore majoritairement masculin, ces travailleuses sont exposées à des risques particuliers en matière d’exploitation et de représailles. Le harcèlement sexuel et le contrôle de leur sexualité sont, entre autres, monnaie courante.
Le droit du travail fragilisé
Qui plus est, le secteur agricole est exempté de certaines dispositions juridiques visant la protection de la main-d’œuvre. Au Québec, trois principales exceptions sont inscrites dans la Loi sur les normes du travail. Les heures supplémentaires permettant la majoration du salaire habituel ne sont pas reconnues. Le droit de refuser de travailler sans un avis au moins cinq jours à l’avance ne s’applique pas non plus. Enfin, le repos hebdomadaire minimal de 32 heures consécutives peut être reporté à la semaine suivante, moyennant consentement.
En outre, la syndicalisation est limitée par le Code du travail, puisqu’elle exige un minimum de trois salarié·e·s embauché·e·s de façon continue dans une ferme, ce qui est rare compte tenu du caractère saisonnier de ce secteur. De plus, le contournement par les employeur·euse·s des lois et des règlements en matière de normes ou de santé et de sécurité du travail est fréquemment décrié, mais les inspections par les institutions publiques demeurent largement insuffisantes.
Au Canada et au Québec, l’exaltation du rôle économique, identitaire et socioculturel du secteur agricole cache son historique colonial, sa gouvernance néocoloniale et néolibérale ainsi que le racisme des institutions. Tandis que la crise de la COVID-19 a révélé l’apport essentiel des travailleurs et travailleuses migrant·e·s à ce secteur, ils et elles sont toujours exploité·e·s et davantage exposé·e·s aux risques. Plusieurs ont aussi dénoncé la surveillance accrue et l’isolement renforcés en contexte de COVID-19, choses qui n’ont pourtant pas su prévenir les infections. Derrière le rideau, les discriminations prolifèrent ainsi dans nos champs.