25 ans des États généraux sur l’éducation
Moderniser les structures scolaires : un pari d’équilibriste
En 1995-1996, à l’occasion d’États généraux sur l’éducation, le Québec était convié à un important examen de son système éducatif et à sa refondation. Vingt-cinq ans plus tard, les promesses et objectifs formulés ont-ils finalement été respectés ? Quatrième article d’une brève série pour faire le point, alors que circulent des appels à une Commission Parent 2.0.
L’exercice de bilan du système scolaire auquel la Commission des États généraux (CÉGÉ) invite la société québécoise à compter d’avril 1995 ne peut faire l’économie d’un réexamen des structures qui soutiennent le système d’éducation, critiquées qu’elles sont depuis plusieurs années. Mais on n’opère pas des changements profonds de structures comme on modifie un règlement, et le succès d’une telle entreprise ne s’apprécie qu’à long terme. Ainsi en va-t-il des projets de décentralisation et de déconfessionnalisation du système scolaire, entrepris en parallèle, mais ayant obtenu des résultats différents.
De la décentralisation à l’abolition de la démocratie scolaire
Trop rigide, axé sur la conformité à la norme, « technocratique, hyperhiéarchisé et bureaucratisé, […] lourd et lent à réagir [1] » et à s’adapter aux nouveaux défis sociaux : telles sont les critiques généralement adressées depuis les années 1980 à un système scolaire qui, dit-on, étouffe l’école et la rend impersonnelle et démobilisante. Pour plusieurs, la solution réside dans un nouveau partage des pouvoirs : l’innovation scolaire et la confiance dans l’institution doivent renaître d’une marge de manœuvre accrue à l’école. En 1996, la Commission embrasse cette vision et recommande « un changement de cap, [afin de] rapprocher le lieu de décision et le lieu d’action, donc [de] déplacer le pouvoir vers l’établissement d’enseignement. » Bien qu’elle ne voit pas dans la décentralisation un but en soi, elle souhaite « une plus grande maîtrise, par les établissements, de l’activité éducative ». À cette fin, un conseil d’établissement imputable et décisionnel doit mobiliser les parents et les forces vives de la communauté de chaque école autour d’un projet éducatif singulier, rassembleur et dédié à la réussite éducative [2].
Dans cette perspective, la commission scolaire doit être maintenue pour assurer la distribution équitable des ressources et services éducatifs sur le territoire – celui-ci doit cependant être agrandi et le nombre de commissions scolaires réduit –, soutenir les établissements et, insiste la Commission, faire contrepoids à un excès de centralisation. C’est pourquoi elle doit demeurer le siège d’une instance décisionnelle élue au suffrage universel – pour peu qu’on redonne du sens et du tonus à cette dernière, en rehaussant les responsabilités et l’imputabilité des commissaires scolaires, ainsi que la valeur des enjeux et décisions éducatifs par la consultation populaire.
Loin d’être radicale, la proposition de la CÉGÉ fait le périlleux pari d’un compromis constructif entre la décentralisation du réseau vers les écoles et la dynamisation du gouvernement scolaire au palier intermédiaire. La suite de l’histoire sera cependant plutôt asymétrique.
Le mouvement s’amorce avec le projet de loi no 180 qui, dès 1998, réduit le nombre de commissions scolaires de 157 à 72 et crée les conseils d’établissement. Au fil des réformes, ces derniers se voient confier toujours plus de pouvoirs et de responsabilités en matière de planification stratégique, de projets pédagogiques, de politiques locales, etc., faisant de l’école la véritable cheville ouvrière du système. Pendant ce temps, le ministère hérite de pouvoirs de surveillance, de contrôle et de pilotage plus étendus. Sur le plan politique, c’est moins à une décentralisation qu’à un long écartèlement de la commission scolaire qu’on assiste : en augmentant sa taille, on éloigne son centre décisionnel des communautés, tandis que l’établissement devient le lieu principal de mobilisation et d’appartenance de ces dernières et que le ministère s’accapare les grands enjeux éducatifs.
Au sein de vastes territoires, les sujets qui animent les conseils de commissaires deviennent aussi plus administratifs et plus insaisissables aux yeux de l’électorat. Depuis les États généraux, la désaffection électorale s’accroît à chaque scrutin : 15,4 % de participation en 1998, 8,4 % en 2003, 7,9 % en 2007 et finalement 4,9 % en 2014. Tardives, les réflexions et recommandations étoffées du Conseil supérieur de l’éducation (2006) [3] et du Directeur général des élections (2010) [4] ne parviennent pas davantage à provoquer le sauvetage de la démocratie scolaire. En fait, chaque échec électoral a plutôt servi de prétexte commode à une réforme supplémentaire, assujettissant ou écartelant un peu plus l’instance intermédiaire – jusqu’à ce qu’on la rende trop symbolique pour la maintenir. En février 2020, l’adoption du projet de loi no 40 – sous le bâillon – a donc aboli une instance démocratiquement élue ainsi que le droit de vote (chez les francophones) en transformant les commissions scolaires en coopératives de soutien administratif et logistique au service des écoles et gouvernées dans l’opacité et l’hermétisme.
Dans l’ensemble, la trajectoire récente de la structure scolaire montre bien que l’absence d’intérêt politique pour la démocratie scolaire a rendu impossible de ménager la chèvre décentralisatrice et le chou démocratique, comme le souhaitait la CÉGÉ. Si la décentralisation vers l’établissement a permis d’en faire un pivot du système, elle n’a pas empêché la concentration entre les mains du ministre de pouvoirs accrus de contrôle sur les paliers inférieurs. Finalement, cette redistribution des pouvoirs n’a pas seulement vidé la démocratie scolaire de son sens : elle a surtout permis de mettre fin à un contre-pouvoir élu et imputable. C’est précisément ce contrepoids à l’excès de centralisation que la CÉGÉ appelait à maintenir qui a été neutralisé au fil des ans avant d’être purement rayé de l’équation. Bilan net du compromis : la balance penche du côté de l’échec.
Vers la déconfessionnalisation, et au-delà
À la veille des États généraux, on compte encore certaines officines confessionnelles au sein du ministère de l’Éducation et du Conseil supérieur de l’Éducation (CSE) [5], et l’organisation du système scolaire s’articule autour de commissions scolaires et d’écoles catholiques ou protestantes au sein desquelles on offre des services de pastorale et un enseignement religieux. Pourtant, la société québécoise s’est considérablement transformée et diversifiée, tant sur le plan culturel que sur celui des croyances et pratiques religieuses. Depuis plusieurs années, bien que loin de faire l’unanimité, l’idée d’une organisation scolaire fondée sur un critère linguistique plutôt que confessionnel fait son chemin comme moyen de garantir une école neutre et commune. Malheureusement, les diverses tentatives ou propositions de déconfessionnalisation des structures se heurtent à l’article 93 de la Constitution canadienne, qui garantit aux communautés protestante et catholique le droit d’organiser et de gérer leurs institutions scolaires sur une base confessionnelle. A contrario, le maintien de telles institutions entrave les droits protégés par les chartes, tels que l’égalité devant les services éducatifs et les libertés de religion et de conscience. Bref, les diverses pistes d’intervention mènent soit à l’impasse juridique, soit à la confrontation politique. À défaut de solution, le statu quo prévaut en s’appuyant sur des clauses dérogatoires, à la demande du clergé.
À l’ouverture des États généraux, la question demeure donc entière, et les avis, polarisés. Bien vite, on comprend que le consensus sera impossible, bien que « la question des valeurs fait figure de point de convergence ». Les commissaires devront donc « déverrouiller » cette situation intenable, en tranchant le débat sur ses trois principaux enjeux : les structures, le statut de l’école, l’enseignement religieux. Pour la CÉGÉ, l’émergence, voire la « réalité d’une société pluraliste et laïque de fait » exige une école pour tous, ouverte à la diversité et la totalité des élèves, « indépendamment de leurs croyances, de leur appartenance ethnique ou culturelle et de la religion de leurs parents » : une école neutre. Le temps est donc venu d’« achever la séparation de l’Église et de l’État » et de mettre fin au régime dérogatoire qui subordonne le droit à l’égalité et la liberté de conscience aux privilèges confessionnels de deux communautés. La CÉGÉ exhorte à abroger ou à modifier l’article 93 de la Constitution canadienne pour déconfessionnaliser tant les commissions scolaires que les écoles. Quant à l’éducation religieuse, elle doit relever des familles et des églises, et non de l’école, qui cependant peut éduquer par des « contenus d’enseignement culturel en rapport avec le phénomène religieux ».
Dès lors, les événements se précipitent en ce sens. Grâce à l’obtention d’un amendement constitutionnel, les commissions scolaires linguistiques deviennent réalité le 1er juillet 1998. L’année suivante, le rapport Proulx [6] convie à poursuivre la mise en place d’un « système scolaire public laïc » en abrogeant les clauses dérogatoires qui maintiennent la confessionnalité des écoles, et recommande, au nom d’une « laïcité ouverte », de remplacer l’enseignement religieux par « un enseignement culturel des religions obligatoire pour tous » et des services d’animation spirituel. Appuyées par une vaste coalition, ces propositions prennent forme dans les projets de loi no 118 (2000) et 95 (2005), qui ouvrent notamment la voie à la mise en place, dès 2008, du programme d’éthique et de culture religieuse (ECR), porteur d’une perspective d’éducation interculturelle et civique.
En une dizaine d’années, le programme élaboré par la CÉGÉ est donc accompli. Mais le débat sur la place de la religion à l’école se poursuit dans la foulée notamment de la « crise des accommodements raisonnables » et malgré le rapport Bouchard-Taylor (2008), pour se porter notamment sur la neutralité des intervenants scolaires et des services éducatifs dispensés. Bien qu’au demeurant polémique, cette extension du débat trouve sa finalité dans la politique de laïcité stricte du gouvernement Legault dès 2019 : annonce du remplacement du cours ECR, abolition des services d’animation de la vie spirituelle et du Comité des affaires religieuses, interdiction pour le personnel enseignant d’afficher des signes d’appartenance religieuse dans l’enceinte de l’école.
En fin de compte, la marche du système scolaire québécois vers la laïcité s’est accomplie de manière accélérée à compter des ÉGÉ. La stratégie d’une laïcité ouverte a notamment permis de rallier les clans, dont le clergé lui-même, car elle garantissait un équilibre viable dans la reconnaissance et le respect des intérêts et des droits fondamentaux de chacun : liberté de conscience, liberté de religion, égalité devant les services, etc. C’était la voie nécessaire pour ne pas subordonner le droit des uns aux intérêts des autres, et permettre à l’école commune de se réaliser dans la tolérance et l’interculturalisme, comme le prévoyait notamment la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle adoptée en 1998. Manifestement, l’approche récente traduit une rupture avec le chemin ouvert par la CÉGÉ, et risque de briser un équilibre durement acquis, faute de proposer un projet clair, rassembleur et inclusif pour une école du vivre-ensemble. Au bilan : succès fragilisé par excès de zèle.
[1] CÉGÉ, Exposé de la situation, 1996, 131 p. En ligne : collections.banq.qc.ca/ark :/52327/bs40858
[2] CÉGÉ, Rénover notre système scolaire : dix chantiers prioritaires, 1996, 90 p. En ligne : collections.banq.qc.ca/ark :/52327/bs40260
[3] CSE, Agir pour renforcer la démocratie scolaire. Rapport annuel sur l’état et les besoins de l’éducation 2005-2006, 2006, 110 p. En ligne : www.cse.gouv.qc.ca/publications/renforcer-democratie-scolaire-rebe-05-06-50-0184/
[4] DGEQ, Les modifications proposées à la Loi sur les élections scolaires, 2010, 222 p. En ligne : www.electionsquebec.qc.ca/documents/pdf/DGE-6435.pdf
[5] Par exemple, le ministère comptait deux sous-ministres associés, un pour la foi catholique, l’autre pour la foi protestante, tandis que le CSE comptait un comité catholique et un comité protestant pour le conseiller.
[6] GTPRÉ, Laïcité et religions : perspective nouvelle pour l’école québécoise, 1999, 282 p. En ligne : numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/64152