L’enseignement supérieur comme rouage de l’économie mondialisée

No 89 - septembre 2021

Chronique Éducation

L’enseignement supérieur comme rouage de l’économie mondialisée

25 ans des États généraux sur l’éducation

Wilfried Cordeau

En 1995-1996, à l’occasion d’États généraux sur l’éducation, le Québec était convié à un important examen de son système éducatif et à sa refondation. Vingt-cinq ans plus tard, les promesses et objectifs formulés ont-ils finalement été respectés ? Dernier article d’une série pour faire le point, alors que circulent des appels à une Commission Parent 2.0.

Lorsque la Commission des États généraux sur l’éducation (CÉGÉ) lance le processus en avril 1995, le milieu postsecondaire est aux abois. Le « renouveau collégial » chamboule les structures, la formation et l’évaluation dans les cégeps. Le réseau universitaire entrevoit quant à lui avec anxiété la réforme des transferts fédéraux pilotée par le ministre Axworthy et l’imminence d’une politique québécoise de déficit zéro. À tout le moins, la pertinence et la valeur des cégeps et des universités du Québec sont confirmées dans le rapport final des États généraux, en octobre 1996.

Dans ce dernier, la CÉGÉ enjoint le Québec à rénover son système scolaire par une nouvelle phase de démocratisation visant à « passer de l’accès au succès ». Elle appelle donc à « procéder aux réorganisations nécessaires pour mieux répondre à la demande d’un enseignement supérieur de masse » en poursuivant l’effort historique en faveur de l’accessibilité et de la réussite des études postsecondaires. Le système devra permettre à 60% des jeunes d’un groupe d’âge de décrocher un DEC et 30%, un baccalauréat. Ces cibles sont reprises et fixées à l’an 2010 dans le plan d’action de la ministre Pauline Marois (1997) qui, pour sa part, souhaite « consolider et rationaliser l’enseignement supérieur ».

D’emblée, le ton vient de changer ; le système d’enseignement supérieur est désormais trop important pour être laissé à lui-même. Trois grandes tendances orienteront son évolution, et ce, en dépit de l’esprit humaniste généralement reconnu au rapport de la CÉGÉ.

Le financement, source de tous les maux ?

Le sous-financement chronique et les cycles de compressions (déficit zéro en 1996-2000, austérité en 2014-2018) maintiennent le milieu postsecondaire sous tension. La CÉGÉ avait d’ailleurs appelé à un financement adéquat, estimant cependant que la «  part des revenus privés à l’enseignement postsecondaire doit être augmentée », tout en préservant l’accessibilité financière aux études ; la dérégulation des droits de scolarité ne devant être envisagée que comme ultime recours. Souhait rapidement et constamment trahi par des coupes dans les programmes d’aide financière aux études (2005), des hausses de droits de scolarité réelles (2007-2012) – parfois attentées (2012) ou déguisées (2013) –, ou leur déplafonnement dans le cas des étudiants étrangers (2018).

À ces attaques multiples à l’accessibilité, la quête de financement ajoute d’autres stratégies menaçantes pour l’intégrité du modèle postsecondaire : la recherche commanditée et rentable a pris le pas sur la recherche fondamentale et socialement utile, les partenariats marchands se sont multipliés avec l’entreprise privée (contrats d’exclusivité, commandites, fiascos immobiliers, etc.), les établissements se sont lancés dans une compétition acharnée pour attirer de précieuses « clientèles » sur des territoires disputés (antennes régionales, formation à distance), voire au-delà des frontières, etc.

Malgré les récentes politiques de financement des cégeps (2019) et des universités (2018), le modèle essentiellement fondé sur les effectifs étudiants, dont les dérives et limites avaient été largement décriées lors des États généraux, n’a pas depuis trouvé d’alternative adéquate et définitive. On déplore encore un manque de ressources dans les services complémentaires ou l’encadrement pédagogique des étudiants, des disparités entre départements ou établissements, etc. En fin de compte, l’accessibilité aux études, l’équité au sein des réseaux, la qualité de l’enseignement et de la recherche demeurent fragilisés par la persistance de la déresponsabilisation de l’État et de l’approche entrepreneuriale des gestionnaires d’établissements.

Du succès à la performance

L’appel de la CÉGÉ à faire de l’accès et de la réussite les objectifs structurants du système a rapidement pris une tournure managériale. Dès 2000, le ministre François Legault soumet les universités à des « contrats de performance » pour rendre leur refinancement (partiel) conditionnel à des objectifs de rendement et à une reddition de comptes accrue. L’heure du management d’État a sonné.

De fait, l’autonomie des établissements limite les ardeurs centralisatrices des gouvernements, mais désormais, c’est par des leviers de régulation et de supervision étatiques, plus que par un pouvoir direct, qu’on cherchera à influencer et à orienter les actions du réseau postsecondaire vers les objectifs idéologiques des gouvernements. Ainsi, les plans de réussite et plans stratégiques font leur entrée au collégial (2002), la gouvernance des cégeps et des universités est attaquée de front (projets de loi no 38 et 44, morts au feuilleton en 2009-2010), des mécanismes d’assurance-qualité se déploient à travers des agents d’évaluation externes, etc.

Émergent ainsi des dispositifs inspirés de la nouvelle gestion publique (New Public Management) à la solde d’un État régulateur. Les taux et délais de diplomation jouent désormais un rôle stratégique crucial dans l’appréciation générale du rendement ou de la « performance » des réseaux et établissements, mais aussi du système québécois dans le temps (on cherche une croissance) et dans l’espace (on se compare aux autres provinces et pays). La réussite est donc moins une visée sociétale qu’un indicateur stratégique de gestion de l’entreprise postsecondaire dans son ensemble, résolument tournée vers la compétition internationale et le positionnement au sein de l’économie du savoir.

Une mission détournée vers la marchandisation des savoirs

La CÉGÉ avait insisté sur l’importance de soutenir la formation fondamentale tant au collégial qu’au premier cycle universitaire pour éviter qu’un surcroît de spécialisation n’enferme les jeunes adultes dans des perspectives trop étroites ou limitées. Mais les conditions et l’organisation de cette formation ont depuis beaucoup évolué, et les orientations managériales et mercantiles y pèsent également. Le rapport Demers (2014) a ainsi relancé la critique du tronc commun dans la formation collégiale, laissant entrevoir son assouplissement en faveur d’une approche à la carte. Cette tendance est également notable à l’université, où la multiplication des programmes courts permet de composer des diplômes sur mesure sans toujours atteindre un degré de maîtrise très poussé d’une discipline. Une « approche-client » émerge donc, l’attractivité des parcours offerts l’emportant souvent sur leurs finalités sociales et culturelles.

Par ailleurs, on sent de plus en plus le besoin des réseaux de justifier leur pertinence à travers une contribution accrue à la formation de la main d’œuvre et à « l’innovation », requises, répète-t-on, par la pénurie de main d’œuvre, le changement technologique et la compétition internationale accrue. Cette pression pour fournir à l’économie québécoise du futur un capital humain compétitif pèse fortement sur les institutions d’enseignement supérieur, et leur arrimage aux besoins industriels et du marché du travail se fait partout sentir, tant dans la définition des programmes que dans leur administration, où le poids de l’utile pèse lourd.

Une perte de contrôle ?

Contrairement à ce qui était le cas pour les niveaux d’enseignement primaire et secondaire, la CÉGÉ n’est pas parvenue à formuler un projet clair et rassembleur pour l’avenir de l’enseignement supérieur. Tout au plus s’est-elle bornée à réitérer son attachement à une mission, un esprit et une organisation générale à parfaire… dans la continuité. D’ailleurs, le bilan des cibles de réussite fixées est mitigé : atteintes à l’université au tournant 2010, elles ne le sont toujours pas au collégial. De plus, certains s’interrogent sur le portrait de cette réussite : la ségrégation sociale et scolaire continue d’œuvrer en amont de telle sorte que les inégalités persistent dans la fréquentation et la diplomation postsecondaires. C’est un problème fondamental d’équité qu’il demeure urgent de résoudre.

En définitive, la CÉGÉ n’avait pas pris la pleine mesure des pressions et changements que le système postsecondaire était appelé à subir : l’économie du savoir, l’internationalisation, la compétition pour le financement et les « clientèles » exigeaient une prise de conscience et des résolutions fortes qui ne sont pas survenues. Depuis 25 ans, et malgré l’avertissement tonitruant du printemps étudiant (2012), la succession et le cumul des réformes, bras de fer politiques, crises institutionnelles et choix administratifs ont plutôt favorisé une transformation substantielle de la mission, des modes de gouvernance et des orientations des deux réseaux d’enseignement supérieur sous le triple coup du mercantilisme, de la nouvelle gestion publique et de la marchandisation des savoirs.

Ni les États généraux sur l’éducation, ni le Sommet sur l’enseignement supérieur (2013) n’ont permis de formuler un projet de société pour l’éducation postsecondaire. Malheureusement, l’inaction générale de l’actuel gouvernement en la matière permet de douter qu’un tel projet survienne avant qu’il ne soit trop tard. Au bilan : échec durable.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème