150 ans de la commune de Paris : la force du rêve

No 089 - septembre 2021

150 ans de la commune de Paris : la force du rêve

Claude Vaillancourt

Pendant mon premier séjour à Paris, à dix-neuf ans, un homme a pointé du doigt la basilique du Sacré-Cœur en me disant : « elle n’est pas bien, cette église, nous les Parisiens, on ne l’aime pas… » Je ne savais pas, à ce moment-là, qu’elle avait été construite, entre autres, pour « expier les crimes de la Commune ». Je savais encore moins en quoi consistait cette expérience singulière de la Commune, dont on fête cette année le 150e anniversaire. 

J’avais pourtant lu, deux ou trois années auparavant, L’insurgé de Jules Vallès, attiré surtout par le titre de l’ouvrage, prometteur d’aventures. Mais le témoignage de Vallès (écrivain, journaliste et important acteur de la Commune), trop collé sur l’événement, sans perspectives, m’avait carrément décontenancé : je me trouvais incapable de saisir la globalité d’un soulèvement noyé dans les détails. Il faut dire que je partais de loin et que dans mon parcours scolaire, rien ne m’avait mis sur la piste d’une pareille insurrection. Mais je le pense encore aujourd’hui : la Commune n’a pas su se trouver de témoin direct sachant vraiment bien la raconter.

Il me faudra quelques années avant de comprendre la grande singularité de la Commune de Paris, l’une des plus audacieuses insurrections de l’histoire moderne, proposant de phénoménales avancées sociales, mais qui paiera chèrement le prix de sa témérité, étant par la suite écrasée avec une rage et une violence à la hauteur de l’offense qu’elle a provoquée. 

La Commune et sa répression montrent bien ce qui arrive souvent aux idées progressistes lorsqu’elles sont en voie d’obtenir d’excellents résultats : les élites se braquent devant le danger de leur propre destitution, réelle ou imaginaire, et se servent de leur pouvoir pour réprimer sans pitié ce qui les menace. Ce qu’on observe encore aujourd’hui, alors que l’extrême droite semble moins dérangeante aux yeux des puissants que de véritables progressistes, même si ceux-ci demeurent aussi prudents que Syriza en Grèce ou Bernie Sanders aux États-Unis. 

Surprenantes avancées

Les historien·ne·s ne cessent de rappeler à quel point la Commune de Paris se situe dans une continuité de révolutions, commençant par la Révolution française de 1789 et se poursuivant avec celles de 1830 et de 1848. Cela, personne ne peut le nier, tant on voit dans ces événements une forme de rituel, avec la colère initiale des citoyen·ne·s, l’érection de barricades, les discours emportés, les combats dans les rues, le renversement du pouvoir en place. 

Mais la Commune se distingue par l’ampleur des réformes instaurées pendant les quelque 72 jours de son existence. Des réformes qu’on tente de mettre en place alors que les menaces viennent de partout, jusqu’à ce que déferle une fois pour toutes, dans les rues de Paris, l’armée des Versaillais accomplissant son grand massacre, pendant ce qu’on a appelé la Semaine sanglante. « La Commune, enserrée de toute part, n’avait que la mort à l’horizon », dira quelques années plus tard Louise Michel. 

Ces réformes, permettant d’assurer « l’égalité sociale », sont jugées totalement irrecevables par les adversaires de la Commune et valent la mort à celles et ceux qui les ont défendues, mais elles correspondent à ce qui est aujourd’hui accepté, en gros, par presque toutes les tendances politiques. Les communard·e·s, par exemple, ont voulu séparer l’Église de l’État, réduire le temps de travail (en le limitant à 10 heures par jour !), réquisitionner les logements vides, encourager la formation de syndicats, rendre l’instruction laïque, obligatoire et gratuite pour tous les enfants, supprimer la peine de mort, et rendre effective l’égalité des sexes. 

Ils et elles ont en plus expérimenté une forme de démocratie directe, la souveraineté du peuple étant posée comme « principe absolu » et ses représentants étant des « commissionnaires », qui doivent ainsi rendre des comptes à tout moment et ne pas s’immiscer dans la vie des gens. Dans les milieux de travail – principalement dans ceux désertés par les patrons –, les fédéré·e·s privilégient une administration très proche de l’autogestion, avec des conseils de direction formés d’ouvriers élus tous les 15 jours, et un mécanisme pour transmettre les réclamations. 

Cet extraordinaire laboratoire social qu’a été la Commune a malheureusement été détruit avant même qu’il puisse fournir des résultats concluants. Ainsi l’historien Quentin Deluermoz l’a-t-il qualifiée d’« expression historique du possible » : un élan superbe, un bouquet de propositions novatrices, tout cela brisé par une répression sanglante. La violence contre les communard·e·s a eu un effet de contagion : ils et elles ont répliqué en déclenchant des incendies (hôtel de ville, palais des Tuileries, Louvre) et en exécutant quelques otages. Cette riposte ne doit surtout pas faire oublier que les fédéré·e·s restent de loin les principales victimes de cette grande tragédie : les historien·ne·s s’entendent difficilement sur les chiffres, mais entre 10 000 et 20 000 communard·e·s auraient été tué·e·s pendant la Semaine sanglante. Par la suite, 93 personnes sont condamnées à mort, 4 500 à la déportation et 1 250 à la réclusion perpétuelle (sans oublier les quelque 6 000 personnes qui se sont volontairement exilées).

Une somme des utopies

 Une grande particularité de la Commune vient de ce qu’elle se situe à une époque où l’on aime concevoir de grandes utopies. Plusieurs penseur·euse·s ont donné leur version d’un monde idéal, dans la plupart des cas marqué par le collectivisme, l’élimination de la propriété privée, l’aspiration à la plus grande égalité possible entre les êtres humains. Tout cela dans un contexte d’expansion de la grande bourgeoisie européenne, qui se projette dans le sens contraire et s’appuie sur le libéralisme économique, le colonialisme et l’exploitation de la classe ouvrière pour maintenir sa domination. Tant d’idées contraires circulant sur la place publique annoncent un conflit de classes inévitable, dont la Commune de Paris sera l’un des principaux événements. 

Karl Marx et Louis-Auguste Blanqui défendent l’idée d’une dictature du prolétariat, première étape qui mènera à une société sans classes. Mikhaïl Bakounine vise un collectivisme militant, détaché de toute forme de domination, plus particulièrement de celle de l’État. Saint-Simon rêve d’un âge industriel harmonieux, d’un monde où tous et toutes vivront dans l’égalité, et où patrons et ouvriers travailleront ensemble, sans hiérarchie, pour servir les mêmes intérêts. Charles Fourier imagine des communautés vivant en harmonie dans des lieux adaptés appelés « phalanstères », ses idées étant répandues et fortement soutenues par son disciple Victor Considérant. Joseph Proudhon remet en cause la notion de propriété et va jusqu’à imaginer la fin de la monnaie, du salariat et du profit. D’autres, comme Étienne Cabet, Philippe Buchez, Prosper Enfantin, présentent diverses formes d’un socialisme utopique qui se concentre sur l’organisation collective plutôt que sur les besoins particuliers des individus. 

La Commune s’imprègne de tous ces courants, de façon explicite ou tout simplement parce que ces idées circulent, qu’on les saisit au passage, sans qu’on sache clairement qui les a formulées une première fois. On se les approprie, on les adapte, on les transforme. Les fédéré·e·s se nourrissent aussi de l’héritage des révolutions précédentes, principalement du jacobinisme et de l’esprit de la révolution de 1848. Sachant désormais que tout est possible, que tant de formes de vie collective ont été imaginées, il reste aux communard·e·s la délicate mission de donner une existence à tout cela, de faire subir aux rêves la dure épreuve de la réalité. Mission en partie accomplie, non sans difficultés toutefois, ce qui explique les pas de géant accomplis pendant ces quelques jours de grande libération. 

La Commune et ses réincarnations

150 ans après les événements, la Commune est toujours bien vivante dans l’esprit de nombreux militant·e·s de diverses appartenances et sert souvent de référence. Elle a laissé derrière elle ce qui fait aujourd’hui partie de sa légende : la belle chanson « Le temps des cerises », avec ses « cerises d’amour aux robes pareilles / tombant sous la feuille en gouttes de sang » ; la figure fascinante de Louise Michel, qui incarne si bien ce qu’une révolutionnaire féministe peut être ; le mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise, devant lequel on ne peut que s’émouvoir en pensant aux dernier·ère·s communard·e·s massacré·e·s ; sans oublier la triste église du Sacré-Cœur qui nargue les héritier·ère·s de la Commune depuis sa position dominante. Et pourtant, on hésite encore en haut lieu à reconnaître officiellement les apports de la Commune, comme par peur, peut-être, de stimuler un mouvement de transformation semblable. 

Dans Commune(s) 1870-1871 [1], Quentin Deluermoz montre bien que la Commune n’est pas un événement uniquement parisien : d’autres insurrections semblables ont eu lieu à la même période, avec ou sans l’influence de celle de Paris. Les répercussions médiatiques de cette révolution ont été exceptionnelles, forçant les journalistes à se questionner sur les réformes mises en place et sur la répression qui a suivi. 

Aujourd’hui, plusieurs insurrections se sont déclenchées, animées par un esprit semblable à celui de la Commune : le Printemps arabe, les Indignés en Espagne, le mouvement Occupy aux États-Unis, Nuit debout en France et le Printemps érable chez nous – tous portant la même flamme de la résistance en des circonstances contraignantes et la même volonté de changements radicaux. Mais les difficultés rencontrées par ces mouvements viennent moins d’une oppression frontale ou d’une violence mortifère provenant des États – sauf dans le cas du Printemps arabe – que d’une soumission d’une grande partie de la population à un ordre des choses qu’on craint de changer. 

À l’ère des dystopies

C’est que depuis ces dernières années, l’imagination humaine n’a pas tant produit des utopies, comme avant la Commune, mais plutôt des dystopies, qui connaissent d’importants succès dans le roman, l’essai et au cinéma. Toutes les fins du monde ont été envisagées, de façon imaginaire surtout, mais aussi avec l’aide de la science, en compilant des données effrayantes sur les conséquences du réchauffement climatique [2]. À cela se joint l’impression de reculer sur le plan social, avec les nombreuses privatisations, les atteintes à l’environnement, la croissance des inégalités, les replis identitaires, les discours de la haine. 

Pour la classe moyenne en Occident, l’avenir semble rempli de menaces : la peur de voir disparaitre son mode de vie confortable, axé sur la consommation à outrance, suscite chez elle un instinct de conservation parfois aveugle, nourri par les partis politiques qui cherchent à gagner son vote. Cet instinct l’empêche d’agir rapidement contre des dangers très réels, mais pas encore assez immédiats aux yeux de trop de gens, comme le grand réchauffement. 

Il est donc difficile de nos jours de retrouver le véritable esprit de la Commune : le positivisme de l’époque, la foi inébranlable en la science et le désir d’imaginer des mondes meilleurs renforçaient la fibre militante, tandis que pour les individus au pouvoir, toutes les violences étaient permises pour réprimer l’insurrection. De nos jours, les forces de la répression n’ont plus la gâchette aussi facile, elles ne tuent plus en grand nombre – du moins dans la majorité des pays en Occident –, mais il devient difficile de rêver et d’envisager l’avenir autrement qu’en prévoyant des catastrophes. Rien ne se répète à l’identique, cela va de soi. Surtout pas un phénomène comme la Commune, à la fois un beau rêve et un cauchemar.

Penser à la Commune aujourd’hui consisterait peut-être à trouver le moyen de réactiver nos rêves, notre capacité à imaginer le mieux (certains le font déjà, non sans vaillance), et à voir cet effort comme une nécessité. Même si cela demeurera toujours un important défi. 

 


[1Paris, Seuil, 2020, 448 pages.

[2À ce sujet, voir : Claude Vaillancourt, « Effondrement : un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout », À bâbord ! , no 86, p. 34-36.

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