Crime haineux. Le Canada, sous le choc ?

No 089 - septembre 2021

Sortie des cales

Crime haineux. Le Canada, sous le choc ?

Jade Almeida

Quatre membres d’une famille musulmane ont été tué·e·s à London, en Ontario. Il est temps que le Canada cesse de se dire « sous le choc » et reconnaisse son problème d’islamophobie.

Le 11 juin 2021 avait lieu à Montréal une vigile commémorative pour Madiha Salman, Salman Afzaal, Yumna Afzaal, et Talat Afzaal, trois générations d’une famille musulmane d’origine pakistanaise tuées à London, en Ontario. Seul le petit garçon de neuf ans qui les accompagnait a survécu à l’attaque, mais a dû être hospitalisé. L’auteur présumé des faits a délibérément fauché les victimes au volant de sa camionnette. Au moment de son arrestation, l’homme portait un vêtement décoré de croix gammées, un gilet pare-balle et un casque. Très vite, on mentionne dans les médias que l’attaque était bien volontaire, préméditée et motivée par l’islamophobie. Les discours se multiplient dans les partis politiques pour dénoncer la haine. Laissez-moi vous en faire un court résumé, si vous n’avez pas eu le temps d’écouter vos divers·e·s représentant·e·s : « la haine, c’est pas bien, et nous sommes tous unis face à la haine, parce que nous sommes tous humains ! » Non, honnêtement, je caricature à peine. Pour accompagner ces discours dignes de Prix Nobel de la paix niveau garderie, la presse nous explique que tout le monde est sous le choc : la ville est sous le choc, la province est sous le choc, le Canada est sous le choc. D’ailleurs, la nouvelle du dimanche 13 juin, c’est que le père du meurtrier présumé est sous le choc – c’était important de nous le faire savoir. Bref : c’est le choc. Le choc parce que personne, apparemment, ne s’attendait à ce que des personnes musulmanes subissent une telle violence…

Même si, en 2017, une attaque au Centre culturel islamique de Québec avait fait six morts et huit blessé·e·s, dont six graves – et ce, quelques mois après que le centre ait été la cible d’actes islamophobes, comme lorsqu’une tête de porc a été déposée devant ses portes en plein ramadan. Même si, récemment, les fenêtres d’une mosquée de Toronto ont été brisées à deux reprises en l’espace de quelques jours, si une autre a été vandalisée pas moins de six fois durant la pandémie et si une troisième a reçu une lettre menaçant sa congrégation d’être la cible d’une tuerie de masse. Même si les études de Statistique Canada démontrent que les actes haineux xénophobes et islamophobes sont en augmentation un peu partout sur le territoire [1]. Même si près de 46 % de la population canadienne reconnait voir défavorablement l’Islam [2]. Même si quantité de témoignages rapportent diverses agressions au quotidien, allant d’insultes dans les rues aux menaces, jusqu’aux tentatives d’arracher de force le voile de pratiquantes. On parle d’un pays dont l’une des provinces les plus peuplées a adopté une loi discriminatoire ciblant spécifiquement les femmes musulmanes, une loi dont le parti au pouvoir a fait son cheval de bataille, en plus de multiplier les discours et les initiatives discriminatoires envers cette communauté.

* * *

Le Québec, en effet, n’échappe pas à la montée de l’islamophobie au pays, loin de là. Déjà, en 1994, une jeune étudiante est forcée de retirer son hidjab à son école, car le port du foulard inciterait aux actes agressifs, selon le directeur de l’établissement. Ce dernier va jusqu’à le comparer avec les symboles néonazis. Le débat public est lancé. En 2007, la commission Bouchard-Taylor est mise en place afin de répondre aux enjeux d’accommodements raisonnables. En 2012, le Parti québécois surfe sur la vague, proposant le projet de loi 60 afin d’interdire le port des signes religieux par les employé·e·s de l’État et au sein du milieu de la petite enfance. On argumente que l’État est censé être incarné de manière neutre et que les enfants ne doivent pas être exposés à des risques d’endoctrinement. Outre la « laïcité » (qui devient le mot à la mode, dont la définition semble tellement large qu’elle englobe tout et son contraire), l’idée d’« égalité hommes-femmes » est également amenée sur la table. Le voile, spécifiquement, devient le symbole du patriarcat et du prosélytisme. Et n’oublions pas la loi 62, adoptée en 2017, qui stipule que les services publics doivent être donnés et reçus à visage découvert, avec pour conséquence d’interdire l’usage des autobus aux personnes qui refuseraient de découvrir leur visage. Ainsi, la loi 21, en fin de compte, ne fait que recycler les thèmes de la dernière décennie. Ce qui est glaçant avec ce cumul de restrictions, c’est qu’on supprime petit à petit et de manière pernicieuse les droits de certaines pratiquantes : les droits d’utiliser des services publics ou encore d’occuper des emplois supposément ouverts à tou·te·s. Jusqu’où va-t-on aller ? Encore très loin, si on se fie à l’exemple de la France.

Et tout cela intervient dans un contexte où la violence interpersonnelle s’aggrave, ce qui rend l’atmosphère invivable. La question devient constante : d’où viendra la prochaine attaque ? D’un parti politique qui aura besoin de capitaliser sur la peur de l’autre ? Ou du voisin qui se verra convaincu de son droit à agir ? Déjà, depuis le crime de London, une femme musulmane a été attaquée à Edmonton et deux personnes ont tenté de pénétrer dans une mosquée de Scarborough en proférant des menaces.

* * *

En dépit de tout cela, on nous parle de choc, d’étonnement et d’émotions fortes. C’est un registre qui vise clairement à créer une image sensationnaliste. Le problème du sensationnalisme, c’est qu’il nous dépeint l’attaque au camion comme un événement hors du commun. Quelque chose qui est hors de l’ordinaire, que personne ne pouvait prévoir et qui, selon toute vraisemblance, ne se reproduira plus. En parlant de l’événement de London comme d’un acte isolé et choquant, on extrait ce crime de son contexte. On l’aborde non pas comme le résultat de politiques racistes et islamophobes et d’un contexte social propice aux actes haineux, mais comme l’action isolée d’un individu dont les motivations sont certes à critiquer, mais restent finalement personnelles. C’est ce qui permet à des gens comme le ministre Benoit Charette d’avoir l’audace de prendre la parole lors de la vigile commémorative : son irrespect ne peut être compris que si on détache ces meurtres de tout le contexte de violence islamophobe auquel ont activement participé, entre autres, des partis politiques comme la CAQ.

Le Canada, à commencer par le Québec, doit regarder en face ses responsabilités et des mesures draconiennes doivent être prises. Vous voulez condamner la haine ? Commencez par abolir toutes les lois et les politiques qui visent ou affectent de manière discriminatoire les communautés minorisées. Allons même plus loin : il faut considérer l’attaque de London comme le résultat direct de l’incitation à la haine et tenir nos représentant·e·s responsables comme il se doit. Tout parti ou individu ayant fait campagne sur des promesses islamophobes et xénophobes devrait être soumis à une enquête judiciaire approfondie. De plus, l’État doit créer une commission nationale chargée d’examiner les médias et de cibler les contenus islamophobes, comme l’a fait par exemple la Nouvelle-Zélande. Il faut également investir les écoles et combattre l’ignorance crasse qui entoure les communautés minorisées. Le Canada doit aussi prendre des mesures fermes contre les responsables d’actes et de discours antimusulmans – et par « fermes », j’entends des mesures assorties de lourdes conséquences. Il faut qu’on sorte finalement des discours creux et qu’on parle d’implications concrètes.

À London, un homme seul était certes derrière le volant, mais le Canada avait le pied sur l’accélérateur. 


[1Statistique Canada, « Les crimes haineux déclarés par la police au Canada, 2019 ». Disponible en ligne.

[2Angus Reid Institute, « Judeo-Christian symbols viewed as acceptable in public life by most – majority reject Niqab, Burka », 4 avril 2017. Disponible en ligne.

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