La littérature et la vie
Dans le ventre de l’usine
Brutalement fauché par un cancer en février 2021, Joseph Ponthus aura été l’auteur d’un seul roman. Mais cette œuvre, À la ligne : feuillets d’usine [1], non seulement enrichit la tradition de la littérature ouvrière – et celle de l’autofiction – mais elle la rehausse avec un souffle romanesque inédit et un style audacieux.
Le roman se présente comme le témoignage d’un jeune intellectuel qui décide de tout quitter pour aller vivre en Bretagne avec la femme qu’il aime. Mais dans ce nouvel environnement et malgré ses diplômes, il ne parvient pas à se réinsérer professionnellement. Il doit donc s’inscrire à un centre d’emploi où il sera bientôt recruté dans le domaine de l’agroalimentaire.
Misère ouvrière
Il aboutit d’abord dans une conserverie de poissons. Parmi les travailleurs entassés tels des « sardines », le narrateur décrit ses gestes comme il décortiquerait des « crevettes ». Les noms de ces produits de la pêche évoquent métaphoriquement des situations familières liées au travail, mais le narrateur est parfois placé devant des espèces inconnues, des « chimères » monstrueuses aux yeux exorbités. L’ouvrier devient, comme le Gilliatt de Victor Hugo devant sa pieuvre, un travailleur de l’ombre à la fois fasciné et terrifié par ces êtres visqueux.
Il est ensuite muté dans un abattoir où il doit exécuter un travail exténuant, un corps à corps avec de lourds quartiers de bêtes. Veaux, vaches, cochons dépecés et suspendus à des crochets, qui doivent être disposés en fonction des sélections – et des caprices – des commerçants ou des bouchers. L’expression « force de travail » y prend tout son sens, compte tenu de l’exigence physique de la tâche. Le narrateur assiste aussi au débitage des parties inutiles qui deviennent méconnaissables, dégoulinantes et obsédantes :
« Pas une sieste pas une nuit sans ces mauvais rêves de carcasses
De bêtes mortes
Qui me tombent sur la gueule
Qui m’agressent
Atrocement »
La polysémie du titre doit ici être relevée : on y saisit tant l’allusion à la ligne à pêche qu’à la ligne de travail, ce tapis où défileront les produits de la mer, et qui impose sa cadence au travail comme à l’écriture :
« J’écris comme je travaille
À la chaîne
À la ligne »
L’œuvre se démarque par le recours à des procédés peu fréquents dans l’écriture romanesque : l’usage du vers libre et l’absence de ponctuation. Les retours à la ligne génèrent un étirement de la phrase, mais ils créent aussi une impression de répétition incessante, semblable au caractère itératif de la tâche ouvrière dont il est question dans ces « feuillets d’usine ».
L’enfermement et ses paradoxes
L’auteur souligne plusieurs phénomènes inhérents au milieu ouvrier. D’abord, il rappelle que nous ne sommes pas si éloignés du monde du travail tel que décrit par Zola ou par Marx au 19e siècle. L’usine est un lieu auquel il espérait accéder pour gagner sa vie, mais qu’il souhaite désespérément quitter à la fin de la journée. Ainsi, l’emprise tentaculaire de l’usine sur sa vie fait en sorte que les jours de congé ne représentent plus que le temps de récupérer avant de retourner au travail :
« C’est le week-end
Je devrais reconstituer ma force de travail
C’est-à-dire
Me reposer
Dormir
Vivre
Ailleurs qu’à l’usine
Mais elle me bouffe
Cette salope »
De la même façon, les pauses semblent permettre un repos dont l’unique fonction est de poursuivre l’exploitation quotidienne de l’ouvrier.
S’il va de soi que le travail rapporte un salaire, il y a paradoxalement un prix à payer pour gagner son pain. Le corps fourbu par les mouvements éreintants et répétitifs, les mains « calleuses et rêches » et surtout les rêves envahis d’images de sang et de bêtes que l’on déchiquette deviennent des dommages collatéraux. Pour se faire justice, le narrateur va donc, à son tour, s’adonner à quelques chapardages de langoustes et d’autres fruits de mer. Cette « réappropriation ouvrière », il refuse de la qualifier de « vol » puisqu’il la considère comme une manière de compenser ce que le travail lui prend.
Prisonnier de cet univers, le narrateur évoque la dépossession que connait le travailleur. La machine qu’il actionne est construite par une machine elle-même fabriquée par une machine, etc. Jusqu’où remonter, alors, pour retrouver la main humaine dans le processus de travail ? L’auteur montre que l’ouvrier, en étant ainsi séparé du monde et en s’éloignant de plus en plus du contact immédiat avec ce qu’il produit, perd aussi le sens et la valeur de son travail.
Enfin, l’auteur décrit comment le travailleur se trouve captif d’un double cercle vicieux. D’abord, face à la tuerie animale à laquelle l’abattoir le confronte et à laquelle il participe, il se considère comme un « agent de la banalité du mal », se référant au concept d’Hannah Arendt. Pour se dédouaner de sa participation au carnage, il consomme la viande qu’il se tue à équarrir ou à mouvoir : il doit bien consommer ce qu’il produit pour produire ce qu’il consomme, ce qui justifie son incessant retour à l’abattoir. En outre, les ouvriers ne gagnent pas suffisamment pour s’offrir des vêtements de luxe ou des costumes, mais ils doivent en revanche se procurer des vêtements chauds de qualité pour se protéger du froid de l’usine. Dans un cas comme dans l’autre, le cercle vicieux crée une situation d’enfermement dont on ne peut s’échapper.
Temps et poésie
À l’instar de Michel Foucault, l’auteur fait apparaitre un découpage systématique du travail et de son environnement. Il permet ainsi de montrer combien cet univers de corps dociles en est un d’assujettissement. Tout est décrit avec minutie : équipements, outils, appareils, machines, fonctions, organisation du temps. Mais l’auteur demeure soucieux de rendre justice aux individus à l’œuvre sous ces équipements, de faire une place aux hommes et à leurs manipulations des machines et d’attester de la fraternité derrière les silences.
Des rituels de départ ou de retour, jusqu’à l’annonce du mariage prochain d’un ouvrier avec son compagnon, tout ce qui rassemble les travailleurs est montré dans la camaraderie et dans la solidarité, dans un milieu d’hommes parfois grossiers, mais aussi capables de tendresse et d’écoute mutuelle. Même ceux qui font semblant de travailler, ceux qui ralentissent le mouvement de la ligne et qu’on doit supporter, seront couverts par leurs camarades.
Au centre de cette présentation, l’organisation serrée du temps apparait comme un élément structurant. Car décortiquer la crevette, c’est aussi décortiquer le temps : « le temps perdu », comme dans la chanson de Barbara, le temps gagné et le rapport à l’horloge, le compte à rebours pendant la journée. Dans cette usine qui sacrifie le temps des hommes à la sacro-sainte productivité, chaque geste, chaque instant compte, « cinq minutes [semblent] une éternité ». Le temps efface, passe, pèse. On parle du temps qu’il reste… et aussi du temps pour chanter.
Car afin de rendre ce temps habitable, le narrateur fredonne des chansons de Charles Trenet, il se remémore les poèmes d’amour et de guerre d’Apollinaire, et cette relative légèreté de la musique et de la poésie l’aide à « franchir ce Styx du vendredi » et fait office de contrepoids à la lourdeur de la routine et aux conditions difficiles. Car « [q] uelle poésie trouver dans la machine la cadence et l’abrutissement répétitif » ? C’est aussi l’exutoire, il s’en rendra compte, de plusieurs de ses camarades. D’ailleurs, l’une des plus belles répliques du roman revient à l’unique personnage féminin qu’on y croise : « Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter ».
Le roman de Joseph Ponthus brosse le portrait d’un monde où l’on traite aussi injustement hommes et bêtes. Outre le massacre ignoble des animaux, la description de la dureté des journées, de l’oubli de soi dans la réalisation des tâches et du milieu normé comme dispositif d’asservissement montre sans équivoque le visage que prend encore aujourd’hui cette « armée de réserve de chômeurs », comme disait Marx. Mais ce faisant, il confirme que ce temps de travail nécessaire à faire tourner la roue de l’industrie capitaliste appartient aussi aux travailleurs qui ont la poésie en mémoire et qui la chantent. Ce bel ouvrage parvient ainsi, mine de rien, à désarmer momentanément l’implacabilité de leur situation.
[1] Paris, La Table ronde, 2019, 272 pages.