La traîtrise de la résilience

No 089 - septembre 2021

Chronique - Regards féministes

La traîtrise de la résilience

Kharoll-Ann Souffrant

La résilience, une qualité fortement valorisée par les temps qui courent, peut se retourner contre celles qui en font preuve. Elle peut, insidieusement, mener à un déni de l’humanité des femmes qui survivent à la violence.

La résilience est, selon le dictionnaire Larousse, la « caractéristique mécanique définissant la résistance aux chocs d’un matériau ». En psychologie, elle est l’« aptitude d’un individu à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques ». En d’autres termes, être résilient·e, ce serait de rebondir devant l’adversité de manière spectaculaire et éclatante, mais surtout de façon ascendante. Être résilient·e, ce serait vivre selon l’adage « ce qui ne me tue pas me rend plus fort·e ». La réalité est toutefois beaucoup plus complexe.

La militante féministe franco-ontarienne Julie S. Lalonde critique ce concept, qu’elle juge de plus en plus galvaudé, dans son essai autobiographique Resilience is Futile [1]. Elle y raconte avoir été harcelée pendant près de dix ans par un ex-copain et explique que la notion de résilience peut s’avérer traître pour les femmes ayant survécu à la violence : considérées résilientes, ces femmes doivent parfois composer avec une désolidarisation tranquille alors même qu’elles appellent à l’aide. Les femmes qui sont résilientes sont souvent perçues comme étant fortes. Être forte peut signifier, de manière implicite, qu’on n’a jamais besoin de soutien ni de bienveillance, même lorsqu’on en demande clairement : l’image de la force peut mener à une forme de déshumanisation insidieuse.

Je vois dans cette tendance un certain prolongement de la société néolibérale et capitaliste, une société du « chacun pour soi  », où l’individuel prime sur le collectif et le care. J’y vois surtout une manifestation d’une société qui comprend bien mal les réactions complexes associées aux diverses formes de traumas, telles que les violences sexuelles et conjugales.

Casser la binarité victime/survivante

Lorsqu’on parle des violences faites aux femmes, on oppose très souvent les termes « victime » et « survivante », le premier étant jugé plus péjoratif que le second. Une personne survivante serait résiliente. Elle aurait surmonté tous les obstacles qui ont découlé des violences qu’elle a subies. Une survivante serait inspirante.

Le terme « victime », quant à lui, a été récupéré par la droite qui en a dénaturé le sens premier, comme l’explique Alyson M. Cole dans son essai The Cult of True Victimhood [2]. Une victime, ce n’est pas une personne qui souffre de « victimite ». Ce n’est surtout pas une personne passive qui ne résiste jamais à la violence. Être une victime, c’est d’abord se reconnaître comme une personne qui a été victime d’un crime dont elle n’était pas responsable. Cette étape est souvent très importante dans le processus de guérison, les personnes ayant vécu des violences se sentant souvent fautives et coupables en raison de la culture du viol, cette culture qui tend à placer les victimes au banc des accusés aux sens propre et figuré, et ce, au bénéfice de leurs agresseurs.

L’idée de « victime » favorise également la reconnaissance des personnes qui ne survivent pas aux violences qu’elles vivent, que ce soit par meurtre ou par suicide. Ces histoires doivent être entendues et les vies de ces personnes méritent d’être célébrées, même si elles ne cadrent pas dans le schéma hollywoodien de la résilience. Le terme « victime » a donc mauvaise presse, mais on aurait tort de s’en passer.

Pour une compréhension complexe des traumas

Faire preuve de résilience, ce n’est pas un processus linéaire. C’est, souvent, faire de nombreux allers-retours entre les statuts de victime et de survivante. Certes, je suis d’avis que le bonheur et la joie sont tout à fait possibles, même après un affront important à l’intimité. Il est possible, effectivement, de faire preuve de résilience. Mais il ne faut pas se surprendre si les mauvais souvenirs refont surface, parfois sans crier gare. Être une victime ou une survivante, c’est apprendre à vivre avec un trauma tout au long de sa vie. C’est surtout porter une atteinte profonde à sa dignité, à son intégrité, même lorsqu’on choisit de ne pas se définir entièrement par cette atteinte. Cela signifie donc qu’il y a de bons et de moins bons jours, dépendamment du contexte et des circonstances de la vie. Ce processus de guérison doit être normalisé et pris pour ce qu’il est : un processus en bonne et due forme, qui prend du temps et qui diffère selon les personnes, selon leurs capacités intérieures et celles qu’il leur reste à découvrir.

La résilience qui trahit

À mon sens, la résilience est aussi instrumentalisée dans notre système de santé et de services sociaux. Elle devient parfois une forme de paravent derrière lequel on se cache pour se déresponsabiliser lorsqu’une personne dit se sentir en détresse. Pour alléger un « case load », certain·e·s intervenant·e·s peuvent insinuer que la personne en face d’eux possède beaucoup de forces pour s’en sortir et qu’elle n’a pas besoin d’aide. Nous vivons dans une société où les institutions cherchent à guérir plutôt qu’à prévenir, où le manque d’écoute et d’empathie règne en roi et maître et où l’on réagit après coup plutôt qu’en amont, même lorsque tous les signaux d’alarme sont présents et clairs. En vérité, dans un tel système, si le sang n’est pas littéralement en train de couler, on décide bien souvent que ce « cas » n’est pas urgent ou prioritaire. Si une personne semble avoir beaucoup de ressources intérieures ou matérielles, sa résilience peut être utilisée contre elle pour lui nier son humanité et sa vulnérabilité.

La résilience demeure une arme à double tranchant. Certes, cette idée existe parce que nous voulons avoir espoir. Mais faire preuve de résilience, c’est marcher sur une corde raide. D’une part, lorsque nous démontrons trop de force, la tendance sociétale est de minimiser nos traumas parce que nous semblons très bien aller. D’autre part, lorsque nous démontrons une trop grande vulnérabilité, nous sommes perçu·e·s comme un poids pour notre entourage. Nous nous retrouvons réduit·e·s à la pire chose qui nous soit arrivée. La résilience nous trahit, comme l’explique encore Julie S. Lalonde [3], lorsque nous devons perpétuellement prouver notre douleur à autrui, sous peine d’être abandonné·e·s, ou encore lorsqu’on nous enlève en même temps humanité et agentivité, force et vulnérabilité, comme si toutes ces choses ne pouvaient pas coexister chez une personne ayant subi des violences. En d’autres termes, la résilience impose un véritable « catch-22 », une double contrainte typique d’une société qui tend à caser les choses et les gens, plutôt que de les voir dans toutes les facettes de leur complexité et de leur vérité.

Nous voulons croire, disais-je plus haut, que ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. En vérité, ce qui ne nous tue pas nous rend différent·e·s, pour le meilleur et pour le pire. 


[1Resilience Is Futile : The Life and Death and Life of Julie S. Lalonde, Toronto, Between The Lines, 2020, 192 p.

[2The Cult of True Victimhood : From the War on Welfare to the War on Terror, Stanford University Press, 2006, 256 p.

[3Voir l’entrevue de Julie S. Lalonde réalisée dans le cadre de l’émission The Social, à CTV. Disponible en ligne.

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