Dossier : Municipales 2021. Une autre ville est possible
Municipalisme. Un mouvement transnational en émergence
Depuis une dizaine d’années, un nouveau mouvement politique de gauche a pris son envol à travers des centaines de villes du monde : le municipalisme. Ce mouvement inédit espère opérer un changement radical par la réappropriation des institutions municipales.
Pour comprendre ce mouvement politique émergent, marqué par des thématiques communes, mais aussi par une grande diversité, s’incarnant sous de multiples formes à l’échelle locale, il convient de brosser un portrait de ses « variantes régionales » à l’échelle internationale. Ce survol rapide cherche à mettre en relief la créativité de ce mouvement émergent, ses différentes stratégies de transformation sociale, de même que ses tentatives de bâtir des coalitions débordant les frontières nationales.
Une démocratie radicale et décentralisée
Pour commencer, le municipalisme peut être défini comme un mouvement visant une transformation démocratique de la vie économique, sociale et politique « par le bas », par l’articulation d’initiatives locales autonomes et la conquête du pouvoir politique à l’échelle municipale. Ses principes centraux sont la « démocratie radicale », la décentralisation des pouvoirs, la solidarité transnationale, la justice sociale, la transition écologique et l’entraide. Outre ces grandes orientations, ses moyens d’action passent par l’introduction de nouveaux mécanismes de démocratie participative et directe, la « féminisation de la politique », l’adoption de politiques sociales fortes, la protection des services publics, les « communs », et le soutien actif à l’économie sociale et solidaire.
Au-delà de ces principes partagés, le municipalisme se décline en plusieurs variantes incarnant des visées de changement plus ou moins radicales. À ses origines, le municipalisme libertaire théorisé par Murray Bookchin proposait un projet de société postcapitaliste, écologique et démocratique. L’objectif premier était de créer des assemblées populaires dotées de pouvoir décisionnel à l’échelle locale, lesquelles seraient intégrées au sein d’une confédération de communes libres. Il s’agissait de chercher à créer une situation de « double pouvoir » rivalisant avec la légitimité de l’État-nation et la contestant.
Le municipalisme révolutionnaire kurde
Bien que Bookchin soit décédé en 2006, ses idées ont été reprises par le mouvement de libération kurde grâce à l’influence d’Abdullah Öcalan, dirigeant du Parti des travailleurs kurdes (PKK). Alors que ce parti menait une lutte de libération armée d’inspiration marxiste-léniniste depuis les années 1980 dans la région du Moyen-Orient, la lecture des écrits de Bookchin en prison a poussé Öcalan à opérer un virage idéologique majeur au début des années 2000 en optant pour une stratégie basée sur le confédéralisme démocratique. Le but n’était plus de créer un État kurde indépendant, mais de construire un socialisme écologique, féministe et démocratique par la création de communes locales confédérées au sein d’une région autonome. Suite à la guerre civile en Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD), proche du PKK, réussit à proclamer l’autonomie de la région du Rojava en 2012.
Il s’agit là d’une véritable expérience d’autogestion à large échelle, sans doute la révolution sociale la plus importante depuis la guerre civile d’Espagne. C’est ainsi que prend forme ce que nous pourrions nommer le « municipalisme révolutionnaire », visant une réorganisation en profondeur de la société. Des assemblées locales organisées à l’échelle des quartiers et villages élisent des délégué·e·s au sein de « conseils populaires », lesquels gèrent différents services et ressources de manière autonome (à l’aide de commissions pour l’éducation, la santé, la défense, l’agriculture, l’énergie, etc.) tout en formant une fédération. Une constitution adoptée en 2014 prône l’instauration d’une société égalitaire, multiculturelle et multiconfessionnelle, rejetant le nationalisme et le patriarcat, et obligeant à avoir au moins 40 % de femmes dans toutes les institutions.
Cette expérience politique inusitée, extrêmement inspirante et pourtant isolée est marquée par de fortes tensions sur le plan géopolitique compte tenu du contexte de guerre civile en Syrie et de la répression féroce de l’État turc. Le municipalisme kurde, qui présente plusieurs similarités avec le mouvement zapatiste au Chiapas, cherche à créer des « zones autonomes » libérées de l’emprise d’États répressifs. Il s’agit, dans les deux cas, de mouvements dotés d’une force militaire, issus d’un contexte de libération nationale, avec une visée révolutionnaire assumée, dans des pays du Sud global et dans un contexte de municipalités situées largement en milieu rural.
Le municipalisme citoyen européen
Dans les pays du Nord global, le « municipalisme citoyen » s’incarne à travers des coalitions politiques locales prenant le nom de « plateformes citoyennes » ou de « listes participatives » cherchant à opérer un changement radical à l’échelle municipale tout en fonctionnant dans les paramètres du système politique existant. Lors des élections municipales espagnoles de 2015, les dix plus grandes villes du pays ont été conquises par des plateformes citoyennes composées de forces sociales et politiques issues de la gauche radicale et du mouvement des Indignados. En juin 2017, le premier sommet international municipaliste Fearless Cities a été organisé à Barcelone, en réunissant des centaines d’activistes et d’élu·e·s des cinq continents pour échanger sur une foule de thématiques touchant la justice sociale, les communs, la lutte contre l’extrême droite, la démocratisation de la politique municipale, etc.
Loin de se limiter aux « mairies rebelles » d’Espagne, le municipalisme citoyen se consolide actuellement dans plusieurs réseaux majoritairement ancrés dans les villes européennes. Nous assistons aussi à l’émergence d’un « municipalisme à la française », misant sur la méthodologie des « listes participatives » formées de candidatures sélectionnées par différents mécanismes (dont le tirage au sort et l’élection sans candidats). Depuis les élections municipales françaises de 2020, la coopérative Fréquence commune accompagne une soixantaine de « mairies participatives » qui désirent réinventer leur démocratie locale.
Le municipalisme radical nord-américain
Outre les municipalismes européen et kurde, représentant les deux pôles réformiste et révolutionnaire du mouvement, se trouve aussi une série d’expériences fort inspirantes aux États-Unis. Il y a tout d’abord l’initiative de Cooperation Jackson située dans la ville du même nom dans l’État du Mississippi, qui articule un projet écosocialiste à la lutte de libération noire à travers la création d’une fédération de coopératives autogérées, des assemblées populaires, ainsi qu’une action électorale à l’échelle municipale. Du côté de la région du Pacific Northwest (États de Washington et de l’Oregon) se trouvent aussi des initiatives teintées de l’esprit du municipalisme libertaire dans les villes de Seattle, Portland et Olympia. Le Seattle Neighborhood Action Coalition (SNAC), Olympia Assembly ainsi que Portland Assembly présentent plusieurs caractéristiques communes : lancés en 2016 pour offrir une « réponse communautaire » à l’élection de Trump, ces groupes ont organisé une série d’actions collectives pour s’attaquer à différents problèmes urgents de la communauté, créer un réseau de solidarité et d’entraide mutuelle, tout en essayant d’obtenir des victoires électorales au niveau municipal.
Ces différentes initiatives ont ensuite convergé avec d’autres mouvements écologistes et socialistes ailleurs au pays. Des participant·e·s ayant participé à l’université d’été de l’Institute for Social Ecology (ISE) en 2017 ont décidé de s’organiser au sein du collectif Symbiosis pour jeter les bases d’une confédération municipaliste à l’échelle nord-américaine. En septembre 2019, un premier congrès s’est tenu à Détroit, réunissant plus de 125 personnes et une quarantaine d’organisations issues d’une vingtaine de villes du Canada, des États-Unis et du Mexique. Si l’objectif initial du congrès était d’adopter des « bases d’unité » et de définir les contours d’une structure démocratique commune, plusieurs débats, tensions et frustrations quant au processus décisionnel ont fait en sorte que les participant·e·s ne sont pas parvenu·e·s à créer formellement la confédération lors du congrès. Heureusement, les participant·e·s ont réussi à surmonter certains défis idéologiques et organisationnels en exprimant une volonté commune de poursuivre le processus de création de cette large structure nord-américaine, en s’entendant sur les neuf principes suivants : 1) démocratie directe et participative ; 2) anti-hiérarchie et anti-oppression ; 3) économie communale et coopérative ; 4) aide mutuelle ; 5) écologie ; 6) double pouvoir ; 7) autogestion communale ; 8) confédération ; 9) unité dans la diversité.
Nul ne sait encore si le municipalisme saura poursuivre son ascension et surmonter les nombreux défis politiques, économiques et institutionnels qui freinent actuellement les multiples expérimentations démocratiques locales prenant forme dans différentes régions du monde. Ce survol ne visait qu’à montrer l’inventivité de ce mouvement tentant de se fédérer aux échelles régionale, nationale et transnationale, afin de construire de nouvelles formes de « pouvoir par le bas » et de réelles solidarités entre diverses communautés locales. Le municipalisme sera internationaliste, ou il ne sera pas.